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dence, avec de l’avancement. Peut-être s’ennuyait-il où il est. Et maintenant qu’a dit le républicain ?

Il parcourut la circulaire.

— Ce n’est pas mal du tout, dit-il ensuite en la passant à Roger. Au moins, c’est un esprit logique. Il démontre en termes très-clairs l’incompatibilité du suffrage universel et du régime monarchique. Diable ! il ne faut pas laisser écrire ce monsieur-là. Envoyez, monsieur Gérard, cette circulaire au procureur impérial, s’il ne la connaît déjà, en lui disant que je suis d’avis d’une confiscation immédiate. Faites porter par un exprès. Tenez, écrivez ici, deux lignes suffiront.

Puis il sonna, et quand le garçon de bureau, porteur de la lettre, fut parti :

— Eh bien ! nos élections, où en sont-elles ? demanda le préfet en se tournant vers monsieur Gérard.

— J’y fais de mon mieux, monsieur le préfet. Nos blouses font merveille chez les marchands de vin ; ils disent que, si le républicain est élu, les principaux fabricants ont juré de fermer leurs ateliers, et l’on nous croit d’autant mieux que notre grand filateur, monsieur Braud, dit la même chose à qui veut l’entendre ; mais il y a un de ces messieurs qui nous fait grand tort, monsieur le préfet, parce qu’il agit non-seulement sur ses ouvriers, mais sur l’opinion publique : c’est monsieur Marchand. Je crois qu’il serait très-facile de le faire taire et peut-être de l’avoir avec nous. Voici comment : il a un de ses fils, un grand mauvais sujet, qui s’obstine à vivre à Paris, où il est employé au ministère des finances. Si l’on donnait à choisir à monsieur Marchand entre le renvoi de son fils du ministère ou sa nomination à une bonne perception du département, ce qui lui ferait faire tout de suite un mariage que les parents désirent beaucoup, je crois qu’il n’hésiterait pas longtemps.

— Bravo ! monsieur Gérard. Eh bien ! cela me semble facile, je vais m’en assurer, et… vous avez le moyen de faire sonder monsieur Marchand ?

— Oui, monsieur ; nous avons quelques amis communs. Je m’en charge.

— Très-bien ! très-bien !

— Oh ! monsieur le préfet, j’ai d’autres tours dans ma gibecière. Je couve plus d’une bonne idée. Vous verrez.

— Monsieur Gérard, vous êtes un homme précieux. Vous mériteriez la croix.

— Je n’oserais m’en croire digne ; mais si monsieur le préfet croyait que cet honneur peut m’être accordé…

— Je dis comme vous, monsieur Gérard, je m’en charge ; seulement, vous savez, il faut réussir d’abord.

— Nous réussirons, monsieur ie préfet, j’en suis certain ! À la fin de cette séance, Roger reçut deux rapports à faire, dont le préfet lui avait dicté le sens et les conclusions. La première concernait un tronçon de chemin de fer qui devait traverser le département, et il s’agissait de prouver que la ligne courbe est la plus courte, afin que ce chemin de fer desservit les propriétés d’un grand industriel, ami du gouvernement. Le second proposait d’allouer par exception une retraite, — au maximum, — à un ancien receveur général, qui n’avait ni atteint l’âge de la retraite ni exercé le temps nécessaire ; mais qu’un scandale financier avait forcé à donner sa démission. Il s’agissait de faire valoir les infirmités qu’il avait contractées dans l’exercice de ses fonctions, et d’émouvoir la pitié en faveur de cette famille, privée tout à coup d’un traitement de trente mille francs.

Roger examina les pièces à l’appui de ces demandes, médita un instant, et se mit à marcher avec agitation, Il avait à chercher des arguments contre sa conscience et à conclure à l’encontre sa raison. Quelles infirmités pouvait avoir contractées dans l’exercice de ses fonctions un homme pourvu de grosses rentes, de beaux appartements, de bonnes voitures, de nombreux serviteurs, et qui n’avait autre chose à faire que des vérifications de comptes ? Quelle récompense pouvaient avoir méritée ses tripotages ? Pourquoi cette exception en faveur d’un homme qui avait joui pendant vingt ans d’un traitement de trente mille francs, quand on avait refusé — il y avait une heure — pareille supplique d’un pauvre employé renvoyé pour cause d’infirmités véritables, et qu’il devait avoir effectivement contractées dans l’exercice de ses fonctions de facteur de la poste, aussi écrasantes que mal payées.

— La loi est formelle, avait répondu le préfet ; il vous manque cinq ans ; je n’y puis rien, moi. Ce n’est pas ma faute, si vous n’avez pas accompli le temps qu’elle demande.

— Ni la mienne, avait soupiré le pauvre homme.

— Que voulez-vous ? Il faut être prévoyant, économiser pour sa vieillesse. Tout ce que vous pouvez obtenir, c’est une légère gratification de quarante ou cinquante francs. Faites un placet au ministre ; je veux bien l’apostiller. Nous verrons.

Et le pauvre avait dû remercier, et il s’en était allé tristement.

Aussi pourquoi n’avait-il pas économisé pour sa vieillesse sur son traitement de cinq cent quarante-sept francs ! Il n’était pas riche, lui, et sa position n’était pas intéressante, comme celle d’une famille bien née, qui se voit supprimer trente mille francs d’appointements et n’a pas trop de six mille francs pour se consoler !

Roger fit les rapports très-courts et avec un dégoût profond, s’excusant vis-à-vis de lui-même par la pensée que s’il refusait, un autre les ferait à sa place. Ses arguments furent d’une sécheresse extrême. Tandis qu’il s’évertuait à diriger le tracé du chemin de fer, à travers des plaines inhabitées, vers la riche demeure de l’industriel, il se demandait à combien de familles de travailleurs on enlevait ainsi un petit revenu, qui leur eut fourni secours, aisance ou joie ; combien de fatigues et de privations on leur imposait en les frustrant de ce réseau, qui eût desservi plusieurs villages.

Quand il eut fini, il s’essuya le front.

— J’étais encore indécis en politique, se dit-il ; si je reste ici quelques semaines, je deviendrai plus que républicain.

Le lendemain, ce ne fut qu’à midi que le préfet parut, toujours souriant. On déjeuna, et, comme la veille, on passa au dépouillement de la correspondance ; après quoi monsieur Juin de la Prée reçut les communications des chefs de bureau et leur donna ses ordres ; à l’employé du bureau des secours :

— Ah ! lui dit-il d’un ton confidentiel, assez haut toutefois pour être entendu de son secrétaire, j’ai à vous recommander une misère des plus intéressantes, une femme bien née, tombée dans le malheur, et qu’il faut obliger avec discrétion. Faites-lui remettre cent francs à domicile.

— Fort bien, monsieur le préfet ; veuillez me donner son adresse.

— Ah ! oui, son adresse… où est-elle ? Ne savez-vous pas, monsieur Cardonnel, la lettre d’hier ?

— Cette pauvre veuve, mère de six enfants ? Très-bien, monsieur.

— Mais pas du tout, il s’agit d’une jeune femme ; elle s’appelle Marthe, voilà tout ce que je sais.

— Ah ! hum !… sans doute, celle qui est venue ce matin au petit lever, dit l’employé dans sa barbe, en se penchant sur Roger pour l’aider à chercher dans les papiers. Oui, oui, c’est intéressant. Et c’est pour ça que je suis obligé de refuser dix francs aux vrais meurt-de-faim. Ah ! sac…

C’était un vieux à tête de loup, qui n’en avait pas moins l’air d’un brave homme, et le rouge lui en était monté à la figure, tandis qu’il bougonnait ainsi. On retrouva l’épître, et le vieil employé sortit en l’emportant d’un air de mauvaise humeur, dont le préfet ne fit que sourire.