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je verrai et je saurai tout, je puis toujours attendre et me décider en toute connaissance plus tard.

Roger remonta dans sa chambre, y constata, sans pouvoir se défendre d’y trouver plaisir, toutes les élégances et les commodités réunies, et bientôt après sortit dans la ville pour la reconnaître un peu. Elle était semblable aux autres villes de province et du monde entier : quartier riche et quartier pauvre. Celui-ci bas et obscur, tortueux, infect ; là hurlant de joies brutales, ici gros de silences étouffants ; l’autre quartier, propre, étincelant, superbe plein d’air, d’espace et de fête, aux cafés splendides, aux théâtres retentissants de musique, aux hôtels vivement éclairés, derrière les fenêtres desquels on voyait passer des toilettes somptueuses, et qui suaient le luxe, le comfort, les joies de l’esprit, toutes les essences supérieures de la vie humaine.

Pour la première fois, ce contraste frappa Roger, et, pour la première fois, il se demanda quel était le but de l’activité qui s’impose à tous les jeunes hommes ; si elle était vaine ou sérieuse, si l’on devait tourner incessamment dans le même cercle ou s’avancer vers un but déterminé ? Précisant davantage, il finit par se demander si les directeurs de ces agglomérations humaines, gouvernants ou préfets, pour les appeler de leur nom, avaient à maintenir simplement l’état de choses ou à l’améliorer ; à quel point de vue enfin ils en étaient les arbitres.

— Pour n’avoir qu’à maintenir, se dit-il, il faut que l’état de choses soit prouvé bon ou du moins le meilleur qui puisse exister ; pour tendre à améliorer, il faut un idéal supérieur. Lequel ?

— En un mot, se dit-il, les préfets sont-ils des hommes d’élite, chefs d’une doctrine, des instituteurs de peuples ou de simples délégués et favoris d’un pouvoir intéressé à se maintenir par tous les moyens ? En d’autres termes, le pouvoir est-il moral ou ne l’est-il pas ?

Il eut peur d’être trop naïf en se posant cette question. Mais le souvenir de tant de discours officiels bien sentis et pleins de beaux sentiments, et le poids toujours si imposant des faits, et l’autorité du consentement général, rétablirent l’équilibre de la balance. Après tout, se dit-il, je n’ai guère entendu jusqu’ici et n’ai moi-même dans l’esprit que des affirmations mal étudiées ou des railleries superficielles. Voici le moment d’approfondir tout cela.

— Donc, ajouta-t-il en reprenant le chemin de la préfecture, je vais jusqu’à nouvel ordre ouvrir les yeux le plus grands que je pourrai ; je déciderai ensuite.

Le lendemain, Roger se leva de bonne heure pour être à la disposition du préfet ; mais ce ne fut qu’après onze heures que celui-ci parut en robe de chambre.

— Avez-vous passé une bonne nuit ? dit-il à Roger. Pour moi je ne suis rentré qu’à une heure et j’ai eu peine à m’endormir. J’étais excité !… nous avons bu du champagne et joué ! Madame C… est vraiment charmante. Dieu quels yeux ! et comme elle sait s’en servir ! Je vous mènerai dans cette maison.

— Je n’ai rien pu faire en votre absence, monsieur, dit Roger.

— Tudieu ! quelle ardeur, jeune homme ! Venez déjeuner.

En déjeunant :

— Tout à l’heure, dit monsieur Juin de la Prée, nous dépouillerons ma correspondance et nous recevrons les rapports des chefs de bureau ; mais, pour vous mettre au fait, je vais vous donner des indications générales. Sachez qu’il y a, en tout ordre de choses, deux classes distinctes : dans l’opinion, les bons et les mauvais esprits ; dans le pays, les bons et les mauvais citoyens ; dans la presse, les bons et les mauvais journaux, les bons et les mauvais livres ; dans la magistrature, dans l’armée, dans l’administration, les bons, autrement dits les zélés, prêts à tout faire, et les tièdes et raisonneurs, autrement dits les suspects. Ormus et Ahriman, le bon et le mauvais ange, le ciel et l’enfer. La division est très-simple et les deux catégories très-faciles à reconnaître : tous ceux qui sont avec nous sont bons, tous ce qui est contre nous est digne du feu éternel. Ce sont les propres maximes de l’Évangile.

— Mais non tout à fait celles de notre droit public actuel, observa Roger.

— Bravo ! j’attendais que vous me diriez cela ; car il nous faut des clairvoyants connaissant et comprenant leur époque, et non pas des imbéciles tout d’une pièce. Rien n’est plus nécessaire, pour diriger les hommes, que de s’être imbu de l’esprit du temps où l’on vit, afin d’en parler le langage et de ne jamais le heurter ouvertement. Notre droit, notre esprit public actuels, demandent l’égalité de toutes les croyances et de toutes les opinions ; en un mot, le liberté de conscience. Seulement la nature humaine veut tout le contraire. Je vous parlais tout à l’heure de l’Évangile : citez-moi une religion, un parti, une secte, une doctrine qui n’ait pas condamné ses adversaires et ne les ait pas traités en ennemis ? On ne règne pas autrement, c’est impossible. Imaginez, je vous prie, un gouvernement qui laisse la bride sur le cou à ses ennemis, un parti quelconque qui cesserait de combattre : l’un et l’autre devront succomber promptement.

— C’est… assez vrai, dit Roger, étourdi de cette logique ; cependant la justice…

— Est un rêve, un simple préjugé, reprit le préfet, et, je vous le disais hier, le premier dont il faille se défaire. L’idée de justice est en opposition directe avec la grande loi de la nature, qui est l’instinct, la nécessité de la conservation. Donc je répète avec l’Évangile : Tout ce qui n’est pas avec nous est contre nous, et les ennemis de mon père, — notre père est le souverain qui nous paye et nous donne de l’avancement, — les ennemis de mon père doivent être liés et jetés au feu. Il y a pourtant les neutres : ce sont le clergé, les orléanistes et les légitimistes ; nous sommes obligés d’en faire nos alliés ou nos complices, et de ne guerroyer avec eux qu’à la dernière extrémité. Ce sont puissances qu’il faut ménager, ne pouvant les vaincre ; mais l’ordre social rend la chose facile. Car, si nos intérêts différent dans le détail, ils sont les mêmes dans l’ensemble. Notre rôle est donc de vivre avec eux dans une paix courtoise mais armée, pleine de bons offices, de mamours, de petits cadeaux et d’attentions délicates… sans les perdre de l’œil un seul instant. Reste l’opinion publique, ce quelque chose de bête, d’indécis, de jobard et de flottant, qu’on ne nomme ainsi que par antiphrase. C’est pour elle surtout qu’il est nécessaire de connaître l’esprit du temps et la manière de s’en servir ; car, en dépit du catéchisme, en dépit de l’histoire, qui nous montre le privilége et l’arbitraire, lois essentielles des constitutions humaines, en dépit des faits qui les consacrent, les proclament et les formulent à crever les yeux des plus myopes, les fausses idées de droit public égalitaire, issues de la révolution française, ont tellement pénétré les masses qu’il faut absolument leur parler ce langage, et que ce serait les révolter que de dire les choses comme elles sont. Toute la politique d’un bon administrateur, aussi bien que celle du chef de l’État, consiste donc à savoir mettre d’accord, dans ces discours, la réalité de ses actes avec ce faux idéal ; à monter agréablement, dans la même guirlande, l’égalité et le privilége, le pouvoir et la liberté, la haute sagesse tutélaire du gouvernement et la souveraineté populaire et autres bourriches semblables ; à prouver enfin que la loi la plus riche en carcans et en menottes est directement inspirée par les principes de 89. Logiquement parlant, cela semble difficile ; ce n’est rien pourtant, grâce au public actuel, dont l’illogisme fait tous les frais nécessaires à sa propre persuasion, et qui, né, bercé, grandi, dans le perpétuel antagonisme du fait et