Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/261

Cette page n’a pas encore été corrigée

petits défauts ; j’aurais plus tôt fait que de vous les laisser voir ; j’ai besoin d’aller flâner à Paris de temps en temps ; j’ai besoin d’aller à la chasse, de me lever tard, d’aimer quand le cœur m’en dit. Je vais souvent au café, au spectacle ; j’ai beaucoup de visites à faire, et il y a ici beaucoup d’aimables dames qui donnent de charmantes soirées. Comment voulez-vous que je puisse suffire à tout ? Je serai donc trop heureux que vous puissiez agir à ma place.

— Fort bien monsieur, dit Roger.

Mais in petto, ce laisser-aller de l’administrateur vis-à-vis d’un jeune homme qu’il connaissait à peine lui sembla si étrange, que sa physionomie, toujours trop franche, en dit quelque chose. Monsieur Juin, l’ayant regardé, se mit à rire.

— Vous n’étiez pas depuis longtemps à Paris, monsieur Cardonnel ?

— Non, monsieur ; depuis quelques mois seulement. J’ai achevé mes études en droit l’année dernière.

— En province ?

— Oui, monsieur.

— Je m’en doutais.

— Pourquoi cela, monsieur ?

— Vous ne vous en fächerez pas ? Rien de plus rare et de plus beau que d’avoir des illusions à vingt-cinq ans. Cela ne se rencontre déjà plus.

— Et quelle raison vous fait croire, monsieur, que j’ai plus d’illusions qu’un autre ?

— La pureté de votre regard et la grande sincérité de votre physionomie qui réfléchit vos impressions. Nous ne causons que depuis une heure, et je crois vous connaître déjà beaucoup. Pourquoi rougissez-vous ? Je n’en abuserai pas ; au contraire, je me sens tout porté à vous estimer et à vous aimer pour cela même. Tout le monde n’est pas franc, mais tout le monde aime la franchise. Pour moi, c’est aussi mon défaut. Je ne vous ferez pas de grandes phrases, moi ; je vous dirai les choses comme elles sont, et vous apprendrez avec moi en un mois plus qu’avec d’autres en une année. Mais faudra mettre les illusions de côté.

— Lesquelles, monsieur ?

— De vieilles rengaines morales, auxquelles vous tenez beaucoup peut-être. Par exemple, avouez-le, quand je vous ai dit tout à l’heure que j’avais l’intention de vous faire faire ma besogne, vous vous êtes dit que j’en prenais fort à l’aise avec mes fonctions ?

— Moi, monsieur, je vous en prie…

— Ne niez pas : d’ailleurs vous ne savez pas mentir ! Eh bien ! c’est vrai, je ne dis pas non, je fais comme il est dans la nature de faire ; on se repose quand on peut. Vous êtes plus jeune que moi, et vous apprendrez le métier : ça ne vous fera pas grand mal. Est-ce que vous ne savez pas que c’est la règle, cela ? Toutes les grandes directions sont des sinécures.

L’empereur a un ministre de sa maison ; vous êtes le mien. Chaque ministre de même a son directeur du personnel, qui est le vrai ministre, et il en est ainsi partout, en toutes choses. Vous n’êtes pas, je l’espère, assez révolutionnaire pour le trouver mauvais. Il est vrai que c’est celui qui a l’honneur et l’argent qui ne fait rien, et que c’est celui qui travaille qui n’est pas payé ; mais ceci est encore la règle générale. Quand on entre dans les affaires, il faut tout d’abord se débarrasser de ce préjugé, que tout doit être réglé suivant la justice. D’où vient un pareil entêtement, je n’en sais rien ; car le monde n’a jamais été gouverné que par l’arbitraire ; on fait à ce sujet de l’hypocrisie ; moi, qui, si j’ai d’autres vices, n’ai pas celui-là, j’affirme et je continue bonnement vieille tradition héréditaire. D’ailleurs je ne suis préfet que pour cela.

Il s’arrêta, souriant à Roger, dont le trouble était visible.

— Eh quoi ! voyons, ma franchise vous fait peur ? vous n’y êtes pas habitué ? Songez donc que ceux qui parlent autrement font de même et souvent bien pis ; car je ne suis pas un mauvais diable, moi, vous verrez. On me touche facilement, je fais du bien quand je peux ; je ne sais pas réciter de rôle, voilà tout, j’ai le parler franc et il me plaît d’aller au fond des choses. Vous allez faire avec moi des études sur le vif. Vous m’avez été recommandé par un galant homme, on désire vous pousser rapidement. À propos, vous connaissez beaucoup le prince Ghilika ?

— Depuis peu de temps, monsieur, mais…

— J’ai soupé deux fois avec lui ; c’est un charmant compagnon… Je dirai donc : Vous avez beaucoup étudié les livres ; c’est maintenant la vie et les hommes qu’il faut connaître. Une fois votre besogne faite, je ne vous gênerai pas, vous serez libre comme l’air. La préfecture est à nous deux. Je me suis marié, il y a quelques années, voulant, comme tout le monde, faire une fin : dot superbe, femme agréable ; mais de sottes idées… elle m’eût voulu fidèle… Vous sentez… Nous nous sommes séparés à l’amiable. Elle vit à Paris, sous prétexte de santé. Tout le monde sait d’ailleurs ce qui en est. Cette séparation m’a contrarié sous un rapport ; car elle pouvait me nuire ; mais je suis bien en cour, et, en fin de compte, cela me constitue une liberté entière, dont vous jouirez aussi bien que moi. Il y a ici de gentilles personnes, pas du tout farouches ; la population féminine, à X…, est généralement charmante. N’allez pas croire que l’on m’en veuille ici de n’être pas gourmé. C’est le contraire, aussi bien dans la bonne société que dans la mauvaise. Avec moi, vous serez partout bien reçu, et, si vous êtes galant, vous n’aurez qu’à choisir. Les femmes raffolent toujours de ceux qui les aiment.

On était au dessert, monsieur Juin ajouta :

— Je vais passer la soirée dans une maison fort agréable ; si vous n’êtes pas fatigué du voyage….

— Merci, monsieur, dit Roger ; pour ce soir, je préfère ne pas sortir.

— À votre aise ! liberté complète. Amour et liberté, voilà le charme de la vie ! Donc, à demain les affaires, et bonsoir, monsieur Cardonnel ; si vous avez besoin de quelque chose, ordonnez, vous êtes chez vous.

Il tendit la main à Roger et sortit en fredonnant.

Roger, quand il fut seul, laissa ber sa dans. ses mains ; puis, gêné par le va-et-vient des serviteurs, il demanda les jardins, et s’y promena longtemps, la tête nue, malgré le froid printannier, assez vif, qui régnait dans l’atmosphère. Il se disait :

— Voilà un préambule qui promet. Suis-je donc condamné à me heurter partout contre des impossibilités morales ? Quel homme étrange ! Il m’a dit des choses odieuses du ton le plus aimable et, en s’efforçant de me corrompre, il semble plein de bonté pour moi. Ne pas croire à la justice, n’est-ce pas ne croire à rien ? Et alors, à quoi bon ? Si je m’en croyais, je prendrais la fuite dès demain ; car il me paraît probable que je vais perdra mon temps ici une seconde fois. Mais on me dirait fou… et d’ailleurs il faut pourtant me prendre à quelque chose en ce monde. Tourner le dos à tout ce qui me froisse, autant vaudrait de suite me retirer dans un coin. Ai-je donc une susceptibilité maladive ou bien ai-je raison contre tous ? Quel est le mot de cette énigme qui se présente à moi depuis quelques mois ? Jusque-là, j’ai laissé dire autour de moi des choses que je ne cherchais pas à saisir ou que je n’étais pas apte à comprendre ; mais, depuis que je vis par moi-même, je ne trouve qu’antagonisme entre les choses et moi. Cependant je ne suis pas seul de ma nature, il serait insensé de le croire, et d’ailleurs je sais le contraire, je l’ai senti bien des fois. Qui donc a fait le monde au rebours des désirs des honnêtes gens ?

— Après tout, se dit-il après avoir de nouveau récapitulé sa conversation avec monsieur Juin, après tout, cet homme est franc, cynique peut-être, soit ; mais au moins