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C…, vieil avocat de renom, qui, retiré depuis peu du barreau, charmait ses loisirs par des occupations agricoles dans le Maine, où il possédait de grandes propriétés. Le but du jeune homme était double ; interroger sur tes projets l’expérience de l’avocat et parler du prince. Au nom de celui-ci, la porte s’ouvrit aussitôt, et monsieur C… accueillit son serviteur de l’air le plus affable. Mais, quand Roger lui eut communiqué son projet de tenter la fortune au barreau de Paris avec ses propres forces, le vieil avocat branla la tête d’un air désespérant.

— Mauvaise affaire ! dit-il, mauvaise affaire ! Je ne vous conseille pas cela. Avez-vous un talent exceptionnel ?

— Mais, monsieur, dit Roger, je ne me permettrais pas de croire… je n’ai pas encore essayé mes forces.

— Vous auriez un talent exceptionnel, qu’il vous faudrait toujours une belle occasion de vous produire, et cette occasion-là peut n’arriver jamais, — ou bien plusieurs causes ordinaires, assez rapprochées les unes des autres, puis qu’on vous remarque et qu’on n’ait pas le temps de vous oublier. Rien n’est difficile à acquérir comme une notoriété publique : vous ne pouvez pas, comme un marchand, afficher votre nom ; vous ne pouvez pas même le faire recommander, comme font les littérateurs, La clientèle se fait par connaissances et par position, au palais, chez les avoués, et non dans le monde. Des amis et des protecteurs, c’est fort bien ; mais ils peuvent n’avoir aucun procès de leur vie, ou hésiter à vous le confier ; car c’est un dévouement véritable que de confier sa cause à un inconnu. Or, vous savez, le dévouement ne court pas les salons. D’un autre côté, s’il s’agit de vous recommander à d’autres, générosité plus facile… on ne parle pas dans le monde, généralement de ses affaires litigieuses. Vous étiez au cœur de la place, il fallait y rester ; notez que je ne juge pas vos motifs, je les crois fort honorables ; mais cela même me prouve que vous n’êtes pas de caractère à vous faire place dans une société où il faut savoir tirer parti de tout, pour creuser sa mine sans dévier. Avec un caractère généreux et susceptible, on n’arrive à rien. On dit qu’il faut saisir l’occasion : ce n’est pas assez, il faut la faire, Il y a en France moins de causes que d’avocats, et naturellement ce sont les plus rusés qui l’emportent. Non, jeune homme, faire son chemin sans protections, et même sans protections spéciales, c’est une chimère. Tâchez de vous faire bien venir de quelque autre maître du Palais ; en un mot, de, retrouver ailleurs la place que vous avez perdue, et rendez-vous utile et agréable à votre patron, ou bien épousez la fille ou nièce d’un avoué. Tout ira bien alors, si vous savez pousser à la roue. Mais seul, vous avez la chance d’être aussi méconnu dans dix ans qu’aujourd’hui.

Tristement, Roger le remercia, et, au moment de prendre congé, ramena l’entretien sur le prince Ghilika.

— C’est un charmant jeune homme, dit monsieur C….

— La société des agronomes réunis a dû certainement prendre des renseignements sur lui avant de l’admettre ?

— Je le suppose. Il nous a été présenté par messieurs D… et G…, des noms suffisants…

— Quant à sa famille…

— Il a donné dix mille francs d’un coup à la société, en vrai prince !

— Quant à ses mœurs ?

— Il nous a offert l’autre jour un dîner superbe et délicieux ; nous avions des hanaps en verre de Bohême, et il nous a priés de les garder, et les a fait porter chez chacun de nous, disant que c’était la coutume de son pays. Oh ! son honorabilité est hors de doute !

Roger sortit, plein d’espérance pour l’avenir de sa sœur, mais fort inquiet et perplexe à propos du sien. Le prince ne partageait pas cette inquiétude.

— Sachez seulement ce que vous voulez, dit-il à Roger, et je me fais fort de vous l’obtenir ; car il n’est rien qu’avec de belles relations, on ne puisse avoir. Si je n’étais pas étranger, moi, et que j’eusse le goût d’un emploi, je serais déjà à la tête d’un service quelconque. Et je ne dis pas, ajouta-t-il en regardant Émilie, que je ne me fasse pas naturaliser. Il suffirait qu’une volonté chère, en m’accordant le bonheur, m’imposât une nouvelle patrie. Mais parlons de vous. Si vous ne teniez pas absolument au barreau, où il ne dépend pas de moi de vous faire une place, dans l’administration, par exemple, c’est là qu’on peut arriver d’emblée en peu de temps, à moins que vous ne préfériez la diplomatie ?… Dans la haute industrie, il ne serait pas impossible non plus de vous avoir une place de confiance, d’où vous arriveriez à être associé, directeur, patron. Enfin voyez, tâtez-vous.

Roger hésitait ; ses instincts démocratiques l’éloignaient de pareils emplois. Et pourtant ce n’était faute que tout le clan de la bourgeoisie haut-marnaise qu’ils voyaient à Paris ne lui répétât :

— Vous voyez, monsieur Roger, il faut être fonctionnaire ; il n’y a que cela de sûr.

Madame Cardonnel, convertie à cette idée, joignait ses exhortations à celles de leurs amis ; monsieur Cardonnel. fort affecté de l’insuccès de Roger, appuyait ce parti, Du côté des Jacot, rien ne s’offrait, bien que Marie, selon sa promesse, eût stimulé la bonne volonté de son père. La résistance du jeune homme était à moitié vaincue, lorsqu’un jour le prince monta d’un air affairé :

— Je viens, dit-il à Roger, qui se trouvait au salon, de rencontrer mon ami intime, monsieur le préfet Juin de la Prée, qui est venu passer quelques jours à Paris, Je lui ai tout de suite parlé de vous. C’est un homme charmant ; vous devez en avoir entendu parler ? Adoré de son département, il n’y a personne de plus aimable ; des manières !… Un homme de l’ancienne cour, avec tout l’esprit qu’on peut avoir aujourd’hui. Eh bien ! justement, il a besoin d’un secrétaire particulier. Je lui ai dit :

— Mon cher, j’ai votre affaire, j’ai même mieux que ce qu’il vous faut : un jeune homme de talent et du plus bel avenir, docteur en droit, plein d’instruction, caractère noble et doux, tournure des plus distinguées…

— Prince, veuillez ménager ma modestie, s’écria Roger en riant.

— Mon cher, vous en avez de trop. Au temps où nous vivons, il faut savoir ce qu’on vaut. Bref, puisque vous ne voulez pas que j’achève de vous rapporter tout ce que j’ai dit de vous, j’en viens à la proposition nette : Voulez-vous être le secrétaire particulier de monsieur Juin de la Prée, aux appointements de deux mille quatre cents francs et avec la promesse, que j’ai exigée de lui, que vous seriez sous-préfet dans un an ? Quant à la préfecture, plus tard je m’en charge, pour peu que Dieu et une autre divinité, dit-il, en jetant un coup-d’œil langoureux vers Émilie, — me prêtent vie seulement trois ou quatre ans. Voyez, j’ai promis à mon ami Juin de lui rendre réponse ce soir ; si vous le voulez, cette réponse sera votre présentation.

— Ah ! prince, que vous êtes bon ! s’écria madame Cardonnel en venant lui prendre les mains. Tu ne peux pas hésiter, cria-t-elle à Roger : c’est ta fortune. Préfet ! te voir préfet ! quel bonheur !

Émilie était fort émue, et les regards qu’elle adressait au prince n’étaient pas moins éloquents que des paroles. Roger ne pouvait échapper à la pression de ces influences et de sa propre impatience d’agir qui le dévorait ; cependant il eût voulu prendre conseil de Régine, réfléchir encore. Mais il fallait se hâter : monsieur Juin de la Prée n’était plus que pour deux jours à Paris, et on lui avait déjà proposé une autre personne. Sur les instances de sa mère, du prince et d’Émilie, Roger consentit.

Le soir même, le prince, qui paraissait enchanté de