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XI

LE PRINCE

Au moment où il arrivait devant l’hôtel des Jacot de La Rive, Roger aperçut Marie à l’une des fenêtres ; mais elle se retira aussitôt, et il n’eut pas le temps de la saluer, Il monta et demanda monsieur Jacot.

— Monsieur est parti pour la Haute-Marne, ce matin même.

— Ces dames ?

— Madame est sortie.

Roger allait se retirer, quand une porte s’ouvrant sur l’antichambre laissa voir Marie qui se dirigea vers le salon, et tout à coup revint sur ses pas en voyant Roger, avec une exclamation qui ressemblait assez à de la surprise. Après lui avoir demandé, d’un ton plein du plus vif intérêt, des nouvelles de sa mère et de sa sœur, elle dit qu’elle avait une commission pressée pour Émilie et le pria d’entrer au salon.

— Ma mère doit rentrer à l’instant, ajouta-t-elle.

Roger la à suivit. Ils se trouvèrent seuls.

La commission pour Émilie, ayant l’importance d’un écheveau de soie, ne les tint pas longtemps ; mais Marie affirma de nouveau que sa mère allait rentrer ; c’était permettre à Roger de rester, le lui imposer presque ; il resta donc, et n’eut rien de mieux à faire que d’apprendre à mademoiselle de La Rive ce qu’il venait dire à son père : la rupture survenue entre lui et maître A…. Marie fit un soubresaut.

— Est-il possible ? bon Dieu ! monsieur Roger. Et pour quelle raison ?

Le jeune homme expliqua d’un ton pénétré ses étonnements, ses dégoûts, ses longs ennuis, et l’indignation qui l’avait saisi. Marie en fut vraiment touchée.

— Oh ! monsieur Roger, dit-elle, vous êtes bien tel que je le pensais ! Vous êtes bon, généreux ; vous avez le cœur si grand…

Elle avait dit ces mots rapidement. Un long soupire, qui gonflait son sein, lui coupa la parole, et elle détourna la tête pour cacher la rougeur qui envahissait tout son visage. Roger rougissant à son tour, la remercia par quelques mots confus ; elle reprit vivement :

— Oui, mais qu’allez-vous faire maintenant ?

— Je ne sais trop. J’ai envie de m’établir avocat, tout simplement, et de tenter la fortune moi-même.

Le front de Marie se couvrit d’un nuage et elle fixa les yeux à terre, comme en proie à de fâcheuses réflexions.

— Ce ne doit pas être facile de percer ainsi, dit-elle ; vous y mettriez… dix ans peut-être… Oh ! c’est vraiment bien fâcheux !

Et, relevant les yeux sur lui :

— Est-ce que vous n’avez pas d’ambition, monsieur Roger ?

— Si, mademoiselle ; j’en aurais beaucoup même, je l’avoue. Je voudrais être fort, je voudrais être puissant, je voudrais même être riche, mais pas aux dépens de l’honnêteté.

— Ah ! voilà peut-être le difficile. Pourtant… tout ceux qui réussissent ne sont pas de malhonnêtes gens, il me semble.

— Assurément non, dit Roger, pensant que le père de mademoiselle de la Rive devait au moins être excepté.

— Mais il ne faut pas trop de rigueur. Tenez, je crois que je connais le monde mieux que vous. Ah ! si je pouvais… Il me semble que, si j’étais homme, j’aurais su faire mon chemin malgré tout ; car j’ai aussi de l’ambition, moi…

— Vous n’en avez pas besoin.

— Si… L’ambition d’une femme, c’est au moins de ne pas déchoir ; et puisque son sort dépend de celui qu’elle épouse, elle veut qu’il soit placé dans un rang honorable, au premier rang, s’il est possible. Ce n’est d’avoir de grandes qualités, monsieur Roger : il faut pour être comprises, qu’elles puissent briller sur un plan élevé ; sans cela elles sont pour le monde comme si elles n’étaient pas.

— Qu’importe l’opinion du monde quand on est heureux d’aimer, dit Roger en pensant à Régine.

Il n’en comprenait pas moins fort bien le sentiment exprimé par Marie et le partageait même puisqu’il voulait réussir, avoir, s’il se pouvait, une haute position avant d’épouser sa fiancée ; aussi avait-il dit cela plutôt par esprit romanesque, par résignation future, ou peut-être encore par cette habitude d’opposer dans la conversation une idée à une autre. Il ne s’aperçut de l’imprudence de sa phrase qu’en voyant la jeune fille rougir de nouveau, et l’envelopper d’un regard à la fois plein d’amour et d’impatience. Elle garda un instant le silence, et mit la tête dans sa main, en s’appuyant sur la table de laque près de laquelle elle s’était assise ; mais ce silence était plein d’agitation.

Roger ne put s’empêcher de la contempler et fut ému. Jamais elle n’avait été si charmante ; car, si l’esprit, la vivacité, l’intelligence, éclataient habituellement sur sa physionomie, on n’y voyait point cette douceur de sentiment dans laquelle en ce moment elle était plongée. Une teinte rose couvrait son visage ; ses cils étaient abaissés, et Roger crut les voir humides ; son sein agité aspirait l’air par ses lèvres entr’ouvertes ; elle était vêtue d’un peignoir de cachemire bleu à lisérés roses, garni de dentelles aux manches et au corsage, d’où ressortait la blancheur de son cou long et flexible, ombré de ses beaux cheveux dorés. En pensant : Elle m’aime ! Roger ne put réprimer un frémissement d’orgueil mêlé d’un élan de tendresse. Mais presque aussitôt il se reprocha ce mouvement et se dit : « Je ne dois pas la tromper. » L’angoisse d’un aveu loyal, nécessaire, le saisit ; seulement il ne trouvait pas de paroles. S’arrachant à l’impression qui l’avait dominée, Marie se redressa :

— Oui, dit-elle, le bonheur d’aimer suffirait, si l’on vivait seul ; mais c’est impossible, et les choses sont autrement compliquées. Il y a des orgueils légitimes qui doivent être satisfaits. Vous avez de l’ambition, nous nous sommes avoués cela tout à l’heure. Je serais désolée que vous n’en eussiez pas. Tenez, je parie que vous n’avez pas encore vu qu’il faut dans la société obéir ou commander ; souvent même les deux ensemble. Vous ne voulez pas, vous ; je le conçois, vous n’êtes pas fait pour cela. C’est pourquoi il vous faut quelque part la première place. Alors vous pourrez être fier, noble, grand, tout à votre aise ; mais jusque-là, monsieur Roger, quelles que soient vos révoltes, il faut attendre, supporter patiemment des ennuis nécessaires. Voyez, je vous parle raison, moi ; mais je veux aussi vous servir. Je parlerai à papa ; il faudra qu’il vous trouve une place, la plus indépendante possible. Je le lui dirai. Cependant il y aura toujours, sans doute, des difficultés, des froissements… Vous serez raisonnable, n’est-ce pas ?

Elle le regardait de l’air dont on exige un serment. Il se déroba, feignant de ne pas comprendre.

— J’y tâcherai certainement, mademoiselle ; mais je n’oserais m’y engager, car c’est selon qu’on l’entend ; pour moi, je ne crois pas que ce soit manquer de raison que de sauvegarder, à quelque prix que ce soit, sa conscience et sa dignité.

— Mais alors, dit-elle tout à coup d’un ton irrité, où cela vous mènera-t-il ? À attendre dix ans, quinze ans peut être, ou à n’atteindre jamais une position digne de vous. Ce serait un peu tard !

— En effet, reprit le jeune homme, froissé de ce ton