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cée, et, bien qu’il éprouvât le besoin de tout lui dire, il avait encore un autre malaise dont il recula pendant longtemps la confidence, tant il était inquiet de se l’avouer à lui-même : c’est que plus il avançait dans la connaissance des affaires de son patron, le grand avocat, moins il arrivait à voir les choses au point de vue où les considérait cette lumière du barreau. Il s’en voulait également de ne pas admirer suffisamment cette éloquence verbeuse et colorée que tout le monde exaltait. Tandis qu’une partie de l’auditoire pleurait ou se mouchait, lui, Roger, le secrétaire du grand orateur, il restait froid ; il n’était pas touché, il ne se sentait pas. convaincu ! Cette abondance de phrases cadencées et de mots sonores lui tiraillait tout au plus les nerfs et produisait sur son style un effet étonnant en sens inverse ; elle le rendait sobre, il allait de plus en plus droit au fait ; cherchait l’argument logique, le mot juste et simple, et monsieur A…, de moins en moins satisfait, disait :

— Vous devenez sec, monsieur Roger. Qu’avez-vous donc ? Au commencement cela allait mieux.

Au commencement, en effet, dans quelques pages d’essais, par lesquelles monsieur A… avait voulu interroger le talent de son élève, Roger avait déversé tout ce que son imagination et la rhétorique avaient pu lui fournir d’éblouissant. Sa verve était-elle donc déjà épuisée ? Devait-il renoncer à cette éloquence, qu’il avait rêvée de mettre au service de la vérité et de la justice, de vouer à la défense des opprimés ?

Cela devenait d’autant plus embarrassant que, depuis le mois de janvier, Roger était devenu premier secrétaire en raison du départ de Ferdinand Rougerin, appelé aux fonctions de sous-préfet dans l’Aude. Rougerin devait cela au crédit à la cour du grand avocat, son patron, aidé de celui d’une dame du grand monde ; ayant peu de facilité d’élocution, il avait préféré au barreau la carrière administrative, où son esprit fin, ses manières aimables et son ambition déliée, lui promettaient des succès. À cette occasion, Roger s’entendit renouveler des conseils qu’il avait déjà reçus, tant à son départ de Bruneray qu’à son arrivée à Paris.

— Il a bien fait, disait-on de Ferdinand Rougerin, et vous devriez en faire autant, c’est le plus sûr. Tenter la fortune soi-même, cela est toujours plus chanceux qu’une place du gouvernement. Avec cela, une fois qu’on a mis le pied à l’étrier, c’est fini : on n’a plus qu’à se bien conduire, à exécuter ponctuellement les ordres de ses chefs et à faire, de temps en temps, dire un mot de soi en bon lieu. On est sûr ainsi de toucher ses appointements jusqu’à la fin de sa vie ou d’avoir au moins une bonne retraite. Ensuite on représente le pouvoir, c’est respectable.

— Pour moi, disait une haut-marnaise de leurs amis, femme d’un juge au tribunal correctionnel, j’aurais eu dix fils qu’ils auraient tous été fonctionnaires.

Et les trois qu’elle avait l’étaient, bien entendu.

Cette opinion rencontrait peu de contradicteur et donnait souvent fort à réfléchir à madame Cardonnel. Cependant plusieurs répondaient que précisément toute la bourgeoisie destinant ses fils aux places de l’État, cela produisait un encombrement qui rendait forcément l’avancement difficile ; que si le fonctionnarisme était sûr, il était trop souvent modeste ; tandis que les carrières libérales, telles que le barreau, la spéculation et même la science, permettaient l’espérance de grandes et rapides fortunes ; qu’en particulier le don de bien parler impliquait toutes les capacités, et même et surtout celle de gouverner l’État.

— C’est vrai, disait madame Cardonnel, qui ajoutait in petto : « En effet, pourquoi mon fils Roger ne deviendrait-il pas ministre ? »

Désormais donc, c’était Roger qui préparait les causes du grand avocat, travail qui devenait de moins en moins satisfaisant pour lui-même et pour maître A… Il était rare que le maître et l’élève aboutissent aux mêmes conclusions et employassent les mêmes arguments, Pour le choix même des causes, qui abondait, il se trouvait toujours que celles que Roger eût préférées étaient écartées par maître A… et réciproquement.

Un jour, à une heure de distance, deux causes se présentèrent : celle d’un notaire qui avait détourné pendant dix ans les fonds et valeurs à lui confiés par ses clients jusqu’à la somme d’un million, et celle d’une pauvre veuve qui avait été dépouillée par lui. Roger communiqua en même temps les deux requêtes, et ce fut la cause du notaire que choisit maître A… Ce fait causa une vive impression à Roger, et, à partir de ce moment, son dégoût alla croissant.

Il semblait que maître A… eût pour les chenapans une prédilection particulière ; toutefois fallait-il qu’ils eussent de l’argent, beaucoup d’argent même. Il avait la réputation, et s’en vantait, d’obtenir souvent des acquittements dans les cas les plus véreux. Peut-être n’était-ce pas du tout à sa parole, car il embrassait toujours en somme la cause des gens recommandés par des préjugés sociaux ou des influences de position, d’argent, de famille, en un mot la cause des forts. Une fois cependant il plaida pour rien et sollicita pourtant la cause. Il s’agissait d’un crime si épouvantable, si atroce, que la malheureuse curiosité publique, si instinctive et si animale encore, faute de nobles attractions, devait se passionner et se passionna en effet pour ce procès. L’indignation de Roger s’accrut.

— Je ne puis vous aider en ceci, dit-il à maître A… Que dire en faveur de ce misérable, à moins de parler contre la légitimité de la peine de mort en elle-même ?

— C’est une idée, répondit en souriant maître A…, et je le ferai sans doute ; mais avant tout il faudra nier.

— C’est impossible.

— Rien ne l’est à la parole humaine, jeune homme ! Si elle ne servait qu’à proclamer l’évidence, où serait l’art ? Son chef-d’œuvre au contraire, est de faire à son gré la lumière et les ténèbres. Laissez de côté la logique, parlez au sentiment. Après avoir mis l’hypothèse à la place de la réalité, tournez et retournez-la sous toutes ses faces, retenez-y longtemps l’esprit des auditeurs, faites-la vivre en eux ; puis accumulez le pathétique et puisez-le soigneusement dans les préjugés de tous. Il ne faut pas craindre d’être banal ; tout le monde l’est, et c’est à tout le monde que vous parlez. Clichez ! clichez ! cela sert toujours, et c’est ce qui sert le mieux. Gardez-vous bien de croire que ce soit par des pensées fortes et nouvelles que vous puissiez frapper les esprits : c’est tout le contraire. Que vos phrases soient redondantes et vos accents sonores, car ce qui est d’abord ébranlé par la parole, ce sont les nerfs, — et ne détestez pas les rengaines : ce sont elles qui mènent le monde et surtout le monde moderne. Servez-vous de l’idéalisme, n’en ayez pas…

Roger courbait la tête sous ces conseils, sans pouvoir les accepter ; on demandait de n’être pas lui-même. Non, sa nature franche et généreuse ne pouvait suivre de telles voies ; mais, eût-il été maître sur ce point de sa volonté, qu’il eût refusé de déroger aux règles de justice, d’humanité, de secours aux faibles, qui étaient le fond de sa conscience, et, malgré les exemples qui lai étaient donnés, il persistait à croire qu’il y avait là aussi les éléments d’une carrière aussi éclatante que noble et sérieuse.

Il réfléchissait, il est vrai, que le désintéressement ne conduit guère aux richesses. Maître A… était fort riche. et avait grande maison. — Mais, tant pis ! se disait-il en soupirant ; je me contenterai de la gloire. Après tout, il espérait bien une médiocrité dorée.

Tandis que les hauts faits du célèbre assassin portaient dans toute l’Europe absolument, c’est-à-dire jusque dans les plus pauvres chaumières, le nom et les plaidoiries de maître A…, Roger trouva le temps un