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n’était pas l’adoration d’une amante, telle que l’exprimait les yeux de Régine ; ce n’était pas l’orgueil tendre d’une mère ou d’une amie, mais un éclat de désir et de volonté, une sorte de prise de possession. Roger en éprouva un frémissement où il entrait sans doute beaucoup de cette émotion physique dont, sous les regards d’une femme, un jeune homme à peine à se défendre, mais aussi je ne sais quelle appréhension. Il devait bientôt après danser avec elle : ce ne fut pas sans émotion qu’il l’alla chercher, et pour lui parler, timide, il ne trouva que des banalités. Marie attacha sur lui un regard pénétrant qui semblait lui dire : — Vous parliez si bien tout à l’heure, qu’avez-vous donc ? — Et, le voyant sous ce regard plus troublé encore, ce fut elle qui dirigea la conversation, avec des yeux brillants d’éclat, on eût dit de triomphe, Roger à la fin reprit courage, et leur entretien devint animé. Une dame de province à toilette chargée, qui leur faisait vis-à-vis, ayant été l’objet d’une raillerie mordante de Marie.

— Comment pouvez-vous, lui dit-il, être si méchante, vous qui êtes si bonne ?

— Qui vous fait croire que je suis bonne ? lui demanda-t-elle.

Roger hésita.

— Vous n’en savez rien ! s’écria-t-elle avec un petit éclat de rire.

— Oh ! si.

Alors dites.

Votre affection pour ma sœur… pour nous…

— Ah ! c’est être bon que d’aimer les gens… aimables. Mais c’est tout naturel, il me semble ? Vous voyez bien que vous vous trompez, je ne suis pas bonne du tout.

— J’en ai encore d’autres preuves.

— Ah ! voyons.

— Je me souviens avec quel empressement vous avez demandé à votre père la rentrée en grâce d’un ouvrier…

— Ah ! à Bruneray, les vacances dernières ? Mais qui vous a dit que c’était par bonté ?

— Il me semble…

— Est-ce moi, reprit-elle avec une étrange animation, qui ait plaint le sort de cet homme et qui me suis chargée de sa cause ?

— Non, mais dès qu’on vous en eut parlé…

On ? qui on ?

— Moi, dit-il avec un peu de surprise et en rougissant.

— Eh bien ! tout est là, reprit-elle et cela ne prouve pas que je sois bonne.

Alors, malgré son aplomb et sa hardiesse, elle rougit et parut confuse. Roger brouilla la figure ; il était éperdu. Quand ils se retrouvèrent à côté l’un de l’autre, au repas, tout plein d’embarras, il parla de sa reconnaissance. Marie ne répondit pas. Elle était rêveuse comme il ne l’avait jamais vue et cela lui donnait un charme nouveau. Elle détournait les yeux. Il saisit pourtant un de ses regards et le vit brillant de feux humides.

— C’est impossible, se disait-il ; je suis fou !

Mais il partit bouleversé, plein à la fois d’attendrissement et de tristesse.


X

LE DÉFENSEUR DE LA VEUVE ET DE L’ORPHELIN.

Il est impossible qu’un homme ne soit pas flatté d’être l’objet de l’amour d’une jeune fille aimable, et quand cette jeune fille est de plus une riche héritière, gâtée par la louange, entourée d’hommages et recherchée à l’envi, l’émotion qu’en ressent l’amour-propre peut-elle manquer de se communiquer au cœur ? Mais Roger aimait sincèrement. Si touché qu’il fût, son sentiment pour Marie ne pouvait aller au delà d’une vive reconnaissance, et, plus réservé encore dans sa pensée, il voulait douter. Sa mère ne le souffrit point ; d’autant plus clairvoyante qu’elle voulait croire, observant et interprétant sans cesse la physionomie et les paroles de Marie, tantôt madame Cardonnel accusait son fils d’être ingrat pour un amour si touchant, tantôt elle lui reprochait de vouloir à toute force manquer son avenir. Sans doute, il ne pouvait actuellement demander mademoiselle de La Rive en mariage ; mais il pouvait lui parler et la prier d’attendre qu’il se fût distingué par quelque belle plaidoirie, qui promettrait au monde un nouveau maître de la parole, ce qui revient à dire un homme capable d’arriver à tout. S’il ne parlait pas à Marie, que pouvait-elle faire ? Ce que font les jeunes filles en pareil cas : ne pas se croire aimée et marier par dépit, c’est-à-dire être malheureuse, et voilà comment tu l’auras payée de ses sentiments pour toi.

Tel était, plus ou moins varié, le sujet de l’entretien quand on se rendait chez les Jacot, et, quand on en sortait, madame Cardonnel, prenant le bras de son fils et le serrant contre sa poitrine, lui disait d’une voix pleine de notes confidentielles :

— Eh bien ! as-tu déclaré ton amour à Marie ?

— Je ne puis pas déclarer un amour que je n’ai pas, répondait Roger.

Madame Cardonnel alors repoussait le bras de son fils, se prétendait prête à mourir de chagrin, accusait Roger de n’avoir aucune affection pour elle, et finissait par tomber sur Régine, cette petite coquine, cette vile intrigante, ce monstre de perversité. Il en résulta des scènes fort vives entre le fils et la mère, jusqu’à ce qu’Émilie, plus intelligente que celle-ci, lui eût fait comprendre qu’elle était en train de rendre le nom de Marie insupportable à Roger, Madame Cardonnel cessa alors de persécuter son fils ouvertement ; mais elle n’en fut que plus acharnée à son but par d’autres moyens, insinuations, petites intrigues. Roger voulait se montrer plus rarement chez les Jacot. Ce lui fut impossible, madame Cardonnel considérant comme un manque d’égards très-grave que Roger refusât de les accompagner. Or, elles ne manquaient aucune réunion, grande ou petite, et malgré cela madame Cardonnel trouvait encore des prétextes, commissions ou autres, pour envoyer Roger dans cette maison l’y rendre utile.

Monsieur et madame Jacot s’apercevaient-ils de ce manége ? Il ne semblait pas ou peut-être ne s’en inquiétaient-ils guère. Mais monsieur Jacot était fort souvent absent ; quant à madame, on la disait absorbée par les brillantes qualités d’un jeune avocat secrétaire, qui n’était pas, Roger…

Émilie eût désiré, comme sa mère, que son frère fit un si beau mariage ; elle s’indignait surtout qu’il aimât Régine ; mais sa fierté ne pouvait s’accommoder d’aucune indélicatesse, et plus d’une fois elle fit à sa mère des représentations qui obligeaient celle-ci de se justifier. Comment donc ? mais il n’y avait rien de mal dans tout cela ; il n’y avait rien que de très-pur et de très-touchant dans un engagement de cœur, en vue du mariage, et en attendant que les convenances extérieures pussent permettre sa réalisation. N’est-ce pas ce que l’on voit dans les plus beaux romans ? Non, certes, madame Cardonnel n’avait pas le plus léger trouble de conscience, puisqu’elle ne songeait à rien que d’honorable !…

— Et si les Renaud en eussent fait autant ?

Madame Cardonnel, dans sa défense, allait même jusqu’à invoquer les droits de l’amour contre l’ambition des parents.

Elle oubliait Régine.

Un sentiment de délicatesse vis-à-vis de Marie ordonnait à Roger de ne point parler de ces choses à sa fian-