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— Faut-il donc, monsieur, demanda Roger assez ému, ne plus compter sur soi-même et n’espérer qu’en la faveur d’autrui ?

— Il faut s’aider sans doute ; mais il faut être aidé, cela est certain, et je ne pensais pas que vous l’eussiez ignoré.

Cela dit d’un ton un peu froid, et qui semblait rappeler au jeune présomptueux qu’il avait l’honneur d’être chez un grand homme et de recevoir ses avis, l’avocat adressa la parole à d’autres.

Après le dîner, Roger s’excusa et prit congé : il devait accompagner sa mère et sa sœur chez les Jacot de La Rive. Dès qu’il fut parti, comme il arrive souvent, la conversation s’en prit à lui, et l’on railla impitoyablement son don-quichottisme.

— Bah ! dit Ferdinand Rougerin, il me semble toujours que c’est de la pose. On n’est pas naïf comme ça, que diable ! Venir encore, au temps où nous sommes, réclamer l’âge d’or !…

— Non, monsieur Ferdinand, dit l’avocat, vous êtes injuste ; il est fort sincère. Eh ! mon Dieu, quand nous arrivons de notre village à Paris, nous sommes tous un peu comme cela. Ah ! les belles illusions, les nobles candeurs, les rêves étoilés de la jeunesse ! Mais la vie, l’exemple, l’expérience, nous arrivent bien vite. Roger Cardonnel s’entête, voilà son tort, et s’il persiste ce sera son malheur. Il a cependant une chance, les femmes ; car il est romanesque, et puis il a une tête… qu’on ne. voit pas partout.

— Pas davantage ! s’écria Ferdinand. Vous ai-je dit qu’il n’allait presque plus chez madame V…, parce que nous lui avons fait observer, Ernest de La Rive et moi, qu’elle était particulièrement aimable pour lui… et qu’il le savait peut-être plus que nous.

— C’est inimaginable !

— Il aime une autre femme peut-être ?

— Non, sur ma parole ; je crois qu’il est vertueux.

Ces mots, prononcés d’un ton comique, excitèrent des éclats de rire.

— Eh bien, dit quelqu’un, il reste encore un espoir, c’est qu’il épouse une jolie femme, plus habile et moins timorée que lui, et alors, grâce à sa tête, comme vous dites…

Nouveaux rires.

Pendant ce temps, Roger hâtait sa marche vers la rue de Turin en pensant à Régine, et heureux d’être seul avec cette chère pensée. Chaque semaine, il lui adressait, sous le couvert de Marianne Forel, une longue lettre, écrite jour à jour, et il recevait la réponse de Régine poste restante. Toutes ses impressions, comme on l’a vu, il les lui confiait à mesure, et ce soir-là, froissé dans son amour-propre, inquiet des avertissements de l’avocat, troublé dans sa conscience, malheureux enfin, il lui parlait en esprit, ne pouvant écrire, lui exposait avec chaleur les révoltes de sa fierté, les délicatesses de nature, et goûtait la joie de se sentir approuvé par elle. Oh ! comme il l’aimait ! comme il avait besoin d’elle ! Certes, il ne l’avait jamais oubliée ; mais dans la fuite vertigineuse des heures parisiennes, dans les plaisirs de la vanité, dans l’espérance orgueilleuse du triomphe, sa chère image apparaissait moins claire, elle était moins près de lui qu’à cette heure de déception où il lui semblait sentir cette âme si forte et si tendre s’épancher sur lui tout entière. Ah ! qu’importait avec elle les ennuis extérieurs, le malheur même ? — Oui, mais c’est pour elle qu’il fallait vaincre. — Il se redressa dans son courage, haussa les épaules au souvenir des conseils de bassesse qu’il entendait sans cesse, et se remit à croire, avec tout son orgueil, au juste triomphe des capacités sérieuses, des volontés fermes.

Roger était entré chez les Jacot, plein de mépris pour les jugements du monde ; mais en pareil cas rien ne console mieux les injustices du monde que ses faveurs. Il fut consolé. La réunion, peu nombreuse, se composait de personnes qui lui étaient favorables, et dont plus d’une l’appréciait hautement. Sa bonne chance l’engagea dans une conversation où il lui fut permis de prendre la parole, il s’en tira brillamment et recueillit autour de lui un murmure flatteur.

De son côté, Émilie chanta bien et fut applaudie. Madame Cardonnel croyait toucher au ciel de ses rêves. Elle voyait les hommes s’empresser autour de sa fille avec des regards admiratifs et se disputer sa main pour la danse. Toutefois ce n’était que pour la danse. Mais comment douter que tôt ou tard un enthousiasme plus sérieux ?… Elle était vraiment si belle, Émilie, avec son front de reine, ses traits purs, son expression décente et fière, et la chaste grâce de son maintien ! Comment ne pas désirer pour soi les mots d’amour qu’un chant passionné venait déposer sur de telles lèvres ? Que cette couronne de glycine lui allait bien ! — Était-ce l’ouvrage de la jeune fleuriste rencontrée dans le voyage ? Mais, en si belle réunion, s’occuper d’une ouvrière ne se peut. Il y a dans le salon de madame Jacot des représentants du meilleur monde parisien, des noms, des femmes à la mode, des notoriétés de richesse, qui n’en sont pas, quoique très-laides, le moins bel ornement, à en juger par les empressements sérieux dont elles sont l’objet tant de la part des maîtres de la maison que de leurs hôtes Quelle fierté pour la notairesse de Bruneray ! et quel orgueil de voir sa fille reine au milieu de ces royautés ! Oui, Émilie est bien belle, et il est permis d’admirer, comme le fait Roger, le désintéressement de mademoiselle Marie, qui accable son amie de prévenances, et, sans mesquine jalousie, affronte constamment son voisinage. À la vérité, il n’y eut jamais deux types plus différents : l’une un peu froide, l’autre pas assez peut-être ; celle-là d’une beauté plastique incontestable, l’autre rachetant le peu de régularité de ses traits par une vivacité de physionomie qui devient chaque jour plus attrayante, à mesure sans doute qu’elle pénètre mieux la vie, ses sentiments, et les nuances de la pensée. Marie possède une admirable chevelure d’un blond ardent, et, de plus en plus, sa taille prend des attitudes charmantes, et ses mouvements perdent leur rudesse en conservant. leur soudaineté, originalité qui lui est particulière. Ses yeux bruns sont changeants à faire rêver. Ce n’est plus l’enfant terrible, c’est une femme qui pourrait l’être, à moins qu’elle ne fût généreuse, exquise, héroïque, folle, que sait-on ? Il y a dans cette vive désinvolture un monde de choses imprévues, et dans ces yeux une intelligence en éveil et hardie qui fait tout pressentir.

Naturellement, quand Émilie et Marie se donnent le bras, la sœur rencontre le frère et lui parle. Marie partage l’entretien avec beaucoup de vivacité, et sa figure expressive dit assez le plaisir qu’elle éprouve à causer avec Roger et l’intérêt qu’elle attache à ses réponses. Mais il est bien entendu que l’amitié des Jacot et des Cardonnel est une amitié étroite ; quoi donc d’étonnant ? Rien, se dit tout haut Roger ; cependant, au fond de lui-même s’agite une autre impression qu’il n’ose s’avouer. Il est très-reconnaissant envers Marie de l’affection qu’elle témoigne à sa mère et à sa sœur, et ses sentiments pour elle sont pleins de respect. Il ne peut manquer d’être assidu près d’elle et de l’inviter souvent à danser. Mais quand ils sont ainsi en tête-à-tête, il lui est difficile de ne pas voir que la respiration de la jeune fille est plus entrecoupée, qu’elle a des regards à la fois plus vifs et plus timides, et plus d’une fois n’a-t-il pas senti sa petite main nerveuse serrer comme involontairement la main de son danseur ? « Elle est si expansive ! » se dit-il encore. Mais un doute muet intérieur répond à cette pensée formulée.

Il n’y pensait point, quand ce soir-là, comme il achevait de parler d’une façon à la fois si sûre et si heureuse, et tandis qu’autour de lui s’élevait un murmure d’approbation, il vit les yeux de Marie fixés sur lui et ne put s’empêcher de tressaillir. Il était étrange, ce regard. Ce