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précéder de huit jours à Paris, se prolongeait. Roger ne restait pas oisif pour cela. Outre ses courses personnelles de curieux enthousiaste à travers Paris, il accompagnait sa mère et sa sœur dans leurs visites, dans leurs emplettes, et s’occupait avec elles de leur installation, qui n’eut pas lieu sans soucis. — Bon Dieu ! quelle différence en toutes choses d’avec Bruneray ! différence ante qui, sur ce point du ménage, était loin d’être à l’avantage de Paris. Tout plus cher, quelque hausse effrayante que les denrées eussent subie dans l’ancien bourg, devenu petite ville. Avec cela, les marchands n’étaient pas convenables ; on ne pouvait pas, comme à Bruneray, leur dire qu’ils n’avaient pas le sens commun, qu’ils écorchaient le monde, enfin marchander. Ils répondaient insolemment : ils ne savaient pas à qui ils parlaient.

Cependant les aménités susdites, qui réellement à Bruneray exagéraient, n’étaient ici qu’au-dessous de la vérité, car ces gens-là vous trompaient indignement et vous colloquaient des rebuts avec les plus belles paroles. Il fallut souvent relever le moral de madame Cardonnel que ces choses exaspéraient. Elle ne comprenait pas surtout qu’on ne la respectât pas davantage et qu’on n’eût pas à cœur de la contenter. Cette égalité de la grande foule, où se noient tous les petits prestiges et qui ne laisse subsister que le plus grossier : celui de l’argent, de la grosse dépense, la révoltait, elle habituée dans sa ville à recueillir le tribut d’hommage dû au nom des Cardonnel.

Et l’appartement ? Quelle cherté, quelle étroitesse ! Puis des hauteurs à briser les jambes ! Ce qu’on escalada par jour d’étages à la recherche d’un logement convenable et pourtant acceptable de prix, c’était à rendre l’âme. Ces dames ne voulurent cependant à aucun prix franchir l’enceinte sacrée de l’ancien Paris et habiter les quartiers populaires. On prit, de guerre lasse, rue de Turin, à l’extrême limite, un petit appartement au troisième, composé de deux cabinets décorés du nom de chambres, dans l’un desquels les deux femmes se serrérent ; mais il y avait un joli salon et une anti-chambre convenable. Après beaucoup de soupirs, de révoltes et d’invocations à la spacieuse maison de Bruneray, on finit par se trouver lassé, et l’on n’eût pas trop souffert, à condition de ne pas bouger, si bientôt l’on n’eût été en proie à un fléau cent fois plus intolérable que la gêne de l’appartement : la cherté des vivres, et l’insolence et les tromperies des fournisseurs, à savoir la bonne.

On n’avait pu trouver qu’une sorte de demoiselle, dont l’élégance et tes airs de grande maison tout d’abord flattèrent la vanité de ces dames. Mais cet agrément fut chèrement payé. On n’osait pas lui parler, et il fallait voir avec quel air de mépris elle accueillait les timides observations de madame sur la nécessité de l’économie. Elle avait l’air vraiment humilié de ces petitesses, et madame Cardonnel alors ne pouvait en effet s’empêcher d’en rougir. Cependant l’argent fondait avec autant de rapidité que le beurre dans les casseroles de la cuisinière, laquelle ne pouvait souffrir que madame eût moins de trois plats au déjeuner et quatre au diner, — ce qu’il y avait de meilleur, bien entendu. — Un beau jour, madame Cardonnel, qui avait cru emporter de l’argent pour plusieurs mois, s’aperçut qu’elle en avait à peine pour deux semaines. Ce fut grand émoi : on tint conseil, et il fut résolu qu’Émilie, de caractère et de main plus fermes, tiendrait le ménage et s’attaquerait aux abus établis par bonne aristocratique. Émilie, en effet, prit vigoureusement le gouvernail, mais il se brisa dans ses mains dès le premier jour ; la bonne, insolente à l’excès, fut chassée par l’altière jeune fille. Tempête effroyable, dont parle encore madame Cardonnel aux bourgeoises de Bruneray, qui n’en peuvent croire leurs oreilles.

— Quoi ? une fille qui refusait de manger du bouilli et prétendait ne pas aimer les haricots !… Est-ce convenable ?

— Oui, madame, et jusqu’au point de m’avoir dit une fois que je la gênais dans sa cuisine. Puis elle allait se promener toute la soirée, sans même dire où.

— C’est incroyable ! Mais alors, madame, il n’y a plus de société possible. Où allons-nous ?

On fit venir de Bruneray une petite paysanne que madame Cardonnel s’occupa de faire à son fouet, et peu à peu le calme se rétablit, au moins pour quelque temps, dans le ménage bouleversé par le cyclone de la domesticité parisienne.

Au travers de ces embarras, Émilie et sa mère étaient allées voir un professeur du Conservatoire, madame R…. présentées par une lettre de madame Jacot de La Rive. Elles en revinrent assez déconcertées. Madame R… avait fait chanter Émilie, avait loué sa voix, mais sans enthousiasme, et lui avait déclaré qu’en fait de méthode elle avait tout à faire. Et d’un air peu encourageant.

— Si vous n’aviez que seize ans, mademoiselle, et que vous voulussiez en faire votre état, je vous dirais : Avec quatre ou cinq ans de bonnes études, vous pourriez arriver à des succès ; mais vous avez vingt ans ou plus n’est-ce pas ? Vous pouvez vous marier d’un moment l’autre, et vous ne visez qu’à un talent de société… Voyez si vous vous sentez le courage d’études sérieuses, qu’il serait inutile de commencer si vous ne les poussiez pas jusqu’au bout.

Émilie s’était attendue à des éloges : elle fut vivement troublée et demanda à réfléchir. Elles allèrent ensuite chez le professeur D…, qui, plus galant, dit à peu près la même chose, mais en termes si adoucis et si aimables, qu’Émilie ne l’entendit pas. Naturellement elle préféra ce professeur. C’étaient des leçons à dix francs l’heure, prises chez lui. Émilie en prit six par semaine et se mit à étudier avec ardeur. La saison des fêtes allait s’ouvrir, et l’on attendait nécessairement le retour à Paris de madame Jacot. Émilie et sa mère préparaient leurs toilettes et couraient les magasins. Tout cela allait nécessiter un nouvel appel à la caisse paternelle, qui déjà violemment surprise par le premier, qu’elle n’attendait pas de deux ou trois mois, avait répondu : « Qu’avez-vous fait de tant d’argent ? De la modération, que diable ! »

Là-dessus, madame Cardonnel avait envoyé à son mari une longue liste de choses dont le digne notaire ne connaissait pas toujours le nom ; elle gémissait la première de tant de dépenses ; mais que faire en présence de la nécessité ? Tout cela était rigoureusement indispensable. On ne peut pas être dans le monde et ne pas faire comme les autres. Il le fallait.


IX

PÉNOMBRES.

Enfin le grand avocat revint à Paris et Roger entra en fonctions. Il n’était que second secrétaire, en quelque sorte sous les ordres ou da moins sous la tutelle du premier, fils d’un magistrat de province, et qui depuis déjà deux ans, jouissait des enseignements du maître. La besogne de Roger consistait à chercher les textes de loi et leurs interprétations diverses, à les résumer ou copier au besoin, à recevoir les clients en l’absence de maître A…, à faire la correspondance. Les fonctions du premier, autrement intimes, étaient d’élaborer les causes et de préparer les discours. L’un et l’autre accompagnait le maître au palais.

Mais la lecture d’une lettre de Roger à Régine rendra mieux compte de sa situation qu’un simple recit :