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l’enthousiasme, — justifié mais trop vantard, — des Parisiens pour Paris, et le froid léger qui saisit à leur entrée beaucoup d’étrangers et de provinciaux, qui d’ailleurs ensuite se gardent bien, soit par timidité, soit par conviction acquise, de ne pas se ranger à l’opinion générale.

Nos Brunériens, comme les autres, ne tardèrent pas à se rattraper. Madame Cardonnel ne se fût point pardonnée de manquer d’admiration ; en sa qualité d’artiste, Émilie fut bientôt prise, et rien n’était plus facile à Roger que d’être ému. Avant de chercher à comprendre et à goûter les choses d’art, avant tout, c’était la ville intellectuelle qui l’impressionnait ; il en aspirait l’air, et ses habitants lui semblaient des êtres à part. « Comme ils sont Parisiens ! » se disait-il en les regardant. Et surtout : « Sont-elles Parisiennes ? » sans se douter qu’il n’avait sous les yeux, pour la très-grande part, que des naturels du Perche, de la Normandie, de la Champagne ou du Languedoc et autres lieux, acclimatés à Paris depuis plus ou moins d’années, et devenus. tous Parisiens en effet par la faculté d’imitation propre aux simiens et à notre race. Paris a sa grâce, mais maniérée, et il n’y a que le naturel qui ne s’imite pas facilement.

Ils ne furent pas moins frappés de la façon de parler, plus maniérée encore. Trop respectueux pour la trouver bizarre, ils la jugèrent originale, conformément à l’opinion des Parisiens eux-mêmes, qui n’ont point d’autre motif, pour répéter les uns après les autres, pendant une certaine durée de temps, certaines phrases ou certains mots, que le désir de donner à leur langage plus d’originalité. Mots, locutions étranges, qu’une diction pittoresque sauvait à peine, et qui, prononcés à Bruneray, n’eussent pas manqué d’être qualifiés de trivialités. Mais comment les croire tels, quand on les entend répéter, avec une grâce négligente, par de charmantes lèvres ou par des gens bien mis qui fument sur le boulevard, et qu’on les retrouvait dans les salons bourgeois, dans les petits journaux, au théâtre aussi bien que dans la rue, Est-ce que ce pouvait être le monde parisien qui fut vulgaire ? Blasphème ! c’était bien plutôt jusqu’aux voyous qui étaient pleins d’esprit et de distinction. Cet esprit se composait alors du Pied qui r’mue, des Bottes de Bastien, du Doigt dans l’œil, du Sire de Framboisy, et autres gentillesses, en attendant qu’il s’élevât jusqu’à : Eh ! Lambert ! as-tu vu Lambert ? Fallait pas qu’il y aille ! Ah ! zut alors, etc.

Le langage politique avait la scie du fait accompli, religieusement insérée dans toute période, dans tout discours, dans tout article, et les orgues de Barbarie accompagnaient tout cela de la scie chantante du jour, qui ajoutait au trivial le décolleté. Oh ! oui, l’Athènes moderne avait sous l’Empire bien de l’esprit ! Elle demandait, elle aussi, des leçons à ses marchandes d’herbes ; mais la halle de Paris n’avait, en fait d’atticisme, rien à enseigner.

Au bout de chaque phrase, on disait aussi : Vous savez ? — Roger ne savait pas, il l’avouait ; on riait alors et le provincial rougissait jusqu’aux oreilles. Malgré tout, ce langage négligé, ce laisser-aller poseur, mais gracieux, cette aménité confiante et qui semblait fraternelle, cette bonne humeur générale et cette vivacité d’allures, le charmaient. Il admirait la faconde intarissable des parleurs, et, comme ce qu’ils débitaient était pour lui chose nouvelle, ne connaissant pas les gens d’esprit ou n’ayant pas lu les revues, auxquels tout cela était emprunté, il prenait ces diseurs pour des penseurs, et admirait comment le génie court les rues à Paris ; tout ce qu’il entendait l’étonnait et l’éblouissait. Pourtant son embarras allait jusqu’à l’angoisse ; car ces beaux discours, presque tous bâtis de paradoxes, se contredisaient entre eux, et lui montraient le monde sous des formes fantastiques, qu’il ne lui avait jamais vues, la société selon des conceptions très-différentes de celles qu’il avait.

Mais cette angoisse n’était pas sans charme, au sortir de la monotonie des études réceptives et de l’uniformité de la vie provinciale. Roger voulait du nouveau, il en avait, il croyait même en avoir une provision incommensurable, et s’y plongeait avec fièvre, avec l’avidité d’un avare auquel se découvriraient tout à coup les trésors du monde entier.

Naturellement les Cardonnel étaient chargés de lettres de recommandation, soit de la part des Jacot de la Rive, soit des autres notables de Bruneray, et de ceux-ci plus que de ceux-là. En pareil cas, les provinciaux tiennent à exhiber leurs relations. Il ne manquait pas non plus de liens à renouer avec des Haut-Marnais établis à Paris. Le chevalier pour sa part avait donné deux lettres à Roger : l’une pour un littérateur qu’il avait connu jeune et pauvre, et qui était devenu sénateur ; l’autre pour un républicain avec lequel autrefois il s’était battu en duel et qui, à la suite de cette rencontre, était devenu son ami. En remettant à Roger la lettre pour le sénateur, il lui avait dit :

— C’est un esprit fin et un cœur froid ; il a beaucoup vécu, beaucoup observé, beaucoup saisi. Je ne pense pas qu’il vous aide, mais il vous donnera des conseils et pourra vous éviter des erreurs.

Quant au républicain, le chevalier avait dit seulement : « C’est un homme de cœur. »

Le sénateur accueillit le nom du chevalier de La Birre des Vreux avec un sourire, questionna Roger au sujet de ce vieil ami, et se plut dans ce souvenir pendant. cinq minutes. Après cela, il questionna Roger sur lui-même et le fit causer. Cet examen parut le ravir. Puis, se rappelant d’autres préoccupations, il le congédia en lui marquant le jour de ses petites soirées de célibataires.

La réception du républicain fut plus chaude, mais il fronça le sourcil en apprenant que Roger allait être secrétaire d’un impérialiste.

— Mon cher monsieur, lui dit-il, vous êtes à cent lieues du bon chemin. Ah ! la jeunesse d’aujourd’hui ! De mon temps, on était du moins républicain à vingt ans et l’on détestait les cafards. Aujourd’hui, l’on est conservateur comme papa ou plus que papa, car il en est plus d’un parmi nous que son fils renie ; on calcule dès le maillot et, qui pis est, l’on pratique. J’espère que vous n’êtes pas de ceux-là au moins ?

— Non, monsieur, dit Roger.

— À la bonne heure ! il y a de l’espoir. Et pourquoi n’êtes-vous pas républicain ?

— Je n’en sais rien, dit le jeune homme en souriant.

— Alors vous y viendrez. Ne vous laissez pas prendre par votre entourage et venez de temps en temps causer avec moi.

C’était un grand vieillard, à la tête longue, au front haut, l’œil encore vif, les joues creuses. Il se mit à parler politique, et raconta confidentiellement à Roger une foule de choses, qu’il savait de bonne source, sur les secrets du cabinet de toilette impérial. Changeant de sujet, il cita les noms de plusieurs personnages du parti républicain, de façon à affirmer son intimité avec eux ; raconta certaines épisodes de la révolution de 1848, connus de lui seul. Il avait été le 15 mai avec Barbés à l’Hôtel-de-Ville, et il avait dû se cacher jusqu’aux jours de Juin, où, voyant la république attaquée par des bonapartistes et par des sauvages, il s’était exposé à tout pour la défendre.

— Jeune homme, ajouta-t-il, j’ai toujours fait mon devoir autant que je l’ai pu. Je suis resté pauvre et obscur : voilà ma récompense. Et pourtant je n’en suis pas moins prêt à recommencer. Tout pauvre et obscur que je sois, si je puis vous rendre service, venez à moi. Ce brave de La Barre sait bien à qui il vous adresse.

Roger le remercia et ils se serrèrent la main.

Cependant le séjour à la campagne du grand avocat, futur patron de Roger, que celui-ci avait cru seulement