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mince. Une timidité demi-à gauche, demi-à pudique l’enveloppait. Elle parlait très-peu et n’était guère connue que comme annexe de sa mère. De temps en temps, comme elle avait du côté de son père mort, une petite fortune, elle refusait encore quelque prétendant, et madame Carron disait : « Julie ne veut pas se marier ! »

On parlait encore dans Bruneray de l’évanouissement de Régine Renaud, quand, une dizaine de jours après, éclata un nouveau scandale plus grand encore, et qui dès lors fut à son tour le sujet de toutes les conversations. Mais il faut, pour savoir autant que possible ce qui se rapporte à cette affaire, la reprendre d’un peu plus haut.

Le lendemain de la démarche faite par Adolphine au château, et par laquelle elle avait obtenu que Gabriel pût reprendre son travail à l’usine. Adalbert Renaud se présenta chez les sœurs Forel. Elles maniaient l’aiguille sans relâche comme à l’ordinaire, pliées sur leur ouvrage : Marianne, assise près de la fenêtres Adolphine, près de la table où, planté dans un vase de terre grossier, éclatait le bouquet, encore plein de fraîcheur, qu’Ernest avait envoyé la veille et dont le parfum emplissait la chambre. Le premier mot d’Adalbert fut pour l’admirer.

— N’est-ce pas qu’il sent bon ? s’écria Adolphine.

Elle avait les joues éclatantes, les yeux brillants.

— Je l’ai respiré toute la journée, ajouta-t-elle.

— Prenez garde, dit Adalbert, cela peut faire mal à la tête.

— C’est ce que je lui ai dit, observa Marianne, et puis, moi, je me suis mise à la fenêtre, où je le sens encore assez ; mais elle ne veut pas me croire, et elle reste là le nez dedans depuis hier.

— C’est si bon ! reprit Adolphine. Ça me fait rêver toutes sortes d’idées !… et il me semble, à sentir cela, que je suis une belle dame, dans un beau salon !… Ah ! si c’était vrai !

— À quoi bon te faire ces idées-là, puisque ça ne peut pas être !

— C’est toujours ça de pris sur la tristesse. Dites donc monsieur Adalbert, comme c’est beau au château !… Ah ! et puis il faut que je vous remercie de m’avoir conseillé de m’adresser à monsieur Jacot de la Rive plutôt qu’à monsieur Ernest. Je ne dis pas que celui-ci n’eût pas été gentil, lui aussi ; mais monsieur Jacot a été si aimable !… Oh ! c’est un homme qui sait ce qu’on doit aux femmes ; et il n’est pas encore vieux au moins.

— Il est aussi vert que son fils, dit Adalbert, et s’il vous a fait une bonne impression, il paraît que vous ne lui en avez pas fait une mauvaise ; car je viens justement pour vous prier de sa part de passer lui parler ce soir ou demain. Il m’a dit, — mettons que c’est pour ça, — qu’il avait des observations à vous faire au sujet de Gabriel.

— Vraiment ! s’écria Adolphine en se levant toute bouleversée, et qu’est-ce qu’il peut avoir à me dire ?

Mais dans son émotion il y avait plus de surprise et de joie que d’inquiétude.

— Je ne sais pas, moi, reprit Adalbert d’un air grivois ; il ne m’en a pas dit davantage. C’est parce que hier j’ai vous ai recommandée à lui qu’en m’apercevant… il avait l’air assez mystérieux. Voulez-vous venir tout de suite ? Je descends à l’usine, je vous conduirai, et comme cela vous ne serez pas obligée de demander à tout le monde où est son cabinet.

— Non, non, dit Marianne ; elle a bien le temps. La nuit va venir ; il sera mieux d’y aller demain matin, et puis, Adolphine, il vaut mieux aussi que j’aille avec toi. Ce monsieur n’a rien à te dire que la sœur ne puisse entendre.

— Demain, cela me dérangerait de l’ouvrage. Non, puisque monsieur Adalbert veut bien me conduire, J’aime mieux y aller tout de suite. Attendez-moi seulement un peu.

Elle passa dans leur petite chambre à coucher, et revint peu d’instants après, habillée et coiffée d’une façon coquette ; et, tout en cherchant ses gants :

— J’espère que ce n’est pas quelque nouvelle sottise qu’a faite Gabriel ? Il m’a pourtant bien promis d’être sage.

— Ah ! Vous aurez bien de la peine, dit Adalbert, car il paraît que c’est un garçon qui a des idées tout à fait dangereuses et perturbatrices. Est-ce vrai qu’il a été mis à Mazas, et que c’est pour échapper à la police qu’il a quitté Paris ?

— Bon Dieu ? Que me dites-vous là ? s’écria la jeune ouvrière. C’est-il possible, des choses pareilles ? Si je le croyais, mais alors, dame… C’est que je ne veux pas épouser un repris de justice, moi, au moins !

— Tu devrais savoir que c’est un honnête garçon, si tu l’aimes, dit Marianne. Ne te laisse donc pas dire des choses comme ça.

— Enfin je vais savoir ce que me veut monsieur Jacot de La Rive, reprit Adolphine d’un ton important. Venez, monsieur Adalbert.

— Tu ferais mieux de m’attendre, dit Marianne.

— Ma chère, ce ne serait peut-être pas convenable, puisque c’est moi qu’on fait appeler. Je sais bien me faire respecter toute seule, va !

Ils partirent. Au sortir de la ville, Adalbert offrit le bras à sa compagne, et bientôt l’étourdie, pressée par les questions insidieuses d’Adalbert, laissa échapper ses secrètes pensées. Elle rêvait de l’amour d’Ernest, elle redoutait la misère avec Gabriel ; cette vie de travail incessant et de privations cruelles révoltait, indignait sa jeunesse avide de bonheur, son imagination affolée de luxe et d’éclat.

— Parbleu ! dit Adalbert, ça se conçoit ; vous êtes de celles qui sont faites pour briller, et non pas pour être ainsi à l’attache toute la journée et à se rougir les yeux jusqu’à minuit sur un morceau d’étoffe pour gagner des sous. Dame ! ça ne dépend que de vous.

— Vous croyez ça ? dit Adolphine en minaudant. Vous vous trompez. D’abord je suis une honnête fille, et puis je ne suis pas un parti pour monsieur Ernest.

— Oh ! pour ça, non ; je ne vous dirai pas d’y compter, ça serait trop bête. Mais quant à faire votre fortune d’une autre manière, il ne le peut pas non plus, parce qu’il dépend de son père et n’est jamais trop en fonds.

— Voulez-vous bien vous taire, Adalbert ; pour qui me prenez-vous ?

— Bah ! laissez donc ! J’en ai vu de ces femmes-là à Dijon ; elle avaient une belle maison, des domestiques, une voiture, et l’on ne demandait pas d’où ça leur venait ; mais tous les fournisseurs leur pariaient chapeau bas, et les femmes honnêtes, — qui sont appelées comme ça parce qu’elles y mettent plus de secret, voilà tout, les regardaient en crevant de jalousie.

— C’est égal, une honnête fille doit exiger le mariage, et, si on l’aime, pourquoi pas ?

— Ça, ma petite, reprit Adalbert, en haussant les épaules, je vous le répète, c’est de la bêtise. Celles qui veulent être épousées, une fois sur dix mille on les plante là ; c’est tout ce qu’elles ont. On peut se marier plus tard, je ne dis pas, cela arrive souvent ; mais il faut être riche d’abord. Tenez, vous m’arracherez les yeux si vous voulez, mais je vous dirai la vérité : Vous voulez de la fortune ? Eh bien, votre fortune est là, dans ce cabinet où je vous conduis, non pas avec le fils, qui n’a rien et ne peut faire que des dettes ; mais avec le père, qui est millionnaire ; et, sur ma foi, quand il m’a donné cette commission pour vous, j’ai vu cela dans ses yeux.

Adolphine arracha brusquement son bras de celui d’Adalbert, et sans euphémisme :

— Vous êtes un polisson ! lui dit-elle.