c’était bon ; mais que vous y veniez tout seul, ça n’est pas possible.
Ainsi repoussé, Roger avait pris le parti de la franchir.
— Monsieur Renaud, vous me connaissez ; je n’ai qu’une pensée : acquérir une position et venir vous demander votre fille.
Le père de Régine s’attendait à plus d’hésitation de la part même de Roger ; il fut un moment suffoqué d’émotion et de secrète joie. Mais ce n’était pas un homme à marchander avec les principes et il se remit aussitôt.
— C’est bien à vous, Roger ; mais, sacré nom ! ce n’est pas comme çà que se font les choses. C’est le père, ou la mère, quand le père n’y est plus, qui vient faire la demande, et, bien que nous ne soyons pas de grandes gens, nous y tenons comme les autres.
— Dans ce temps là, monsieur, j’espère…
— Oui, mais vous n’en êtes pas sûr, ni moi non plus, voyez-vous ; je suis même sûr du contraire. Je ne dis pas qu’il n’y ait des raisons, mais… c’est égal… on ne jette pas les amis à l’eau comme ça… Pourtant, comme je suis un honnête homme, je ne veux vous donner qu’un bon conseil, c’est d’obéir à vos parents. L’autorité paternelle, c’est sacré, et je connais une petite tête qui devra en prendre son parti. Et puis votre intérêt, Roger, — je vous dis ça, moi, parce que je vous aime comme si vous étiez mon fils — n’est pas d’épouser la fille d’un pauvre mesureur d’étoffe comme moi, mais quelque demoiselle plus riche et plus huppée. Oui, c’est comme ça, et je vous le dis parce que je ne connais la vérité. Bonjour, Roger !
Et le marchand était rentré dans sa maison en tournant le dos au jeune homme, et celui-ci, le cœur gros, avait dû rebrousser chemin.
Les deux amoureux se consolaient un peu en s’écrivant ; mais ne plus se voir, ainsi à deux pas l’un de l’autre, c’était cruel. D’autant plus qu’ils étaient menacés d’une prochaine et longue séparation. La famille Cardonnel pressait maintenant les négociations qui devaient procurer à Roger un poste avantageux à Paris, et qui avaient lieu, il va sans dire, par l’entremise et la recommandation des Jacot. Roger avait rejeté l’idée d’entrer dans la magistrature, qui convenait peu à ses goûts indépendants et aux velleités d’opposition qu’il avait prises à Dijon, dans la société des jeunes gens de son âge. Il tentait la fortune à l’aide du talent seul, appuyé toutefois de quelques protections, puisqu’on espérait, grâce à monsieur Jacot, le placer en qualité de secrétaire chez un des premiers avocats de l’époque, le premier, disait-on même au château. Dès lors, si Roger plaisait à son patron, — monsieur et madame Cardonnel n’en doutaient pas, — avec les connaissances pratiques excellentes qu’il devait acquérir dans un tel milieu, et les belles relations qu’il y trouverait, on considérait son avenir comme assuré. Il n’était pas douteux non plus qu’il ne rencontrât dans cette société choisie des femmes qui lui feraient oublier Régine et la riche héritière qui, à défaut mademoiselle Marie, si l’on ne pouvait réussir de ce côté, devait faire à la fois son bonheur et sa fortune.
Un autre projet concernant Émilie se greffait sur celui-là. Roger devant vivre à Paris, ce ne serait pas une forte dépense de plus, que sa sœur et sa mère s’y installassent avec lui. De cette manière, Émilie pourrait suivre les cours du Conservatoire ou prendre des leçons d’un professeur. Présentée par mesdames de la Rive dans les salons du grand monde, elle ferait connaître son talent et sa belle voix ; elle donnerait ensuite des concerts, et… les plus radieuses visions de l’amour et de la gloire voltigeaient à l’entour de ce tableau. D’un autre côté, madame Cardonnel pourrait ainsi veiller sur la santé de son fils et sur sa conduite, y compris sa correspondance, lui donner de sages conseils. Le sacrifié dans cette affaire était monsieur Cardonnel, qui restait forcément au soin de l’étude et à celui de remplir la caisse ; mais il acceptait paternellement et philosophiquement cet emploi, tout aussi dévoué que sa femme au succès de leur commun rêve, le brillant avenir de leurs deux enfants. Il pourrait d’ailleurs venir, une ou deux fois, passer quelques jours avec sa famille, assister au premier concert d’Émilie, au premier plaidoyer de Roger. La bonne le soignerait bien ; elle avait ses défauts mais c’était une excellente fille. En cas de maladie, madame Cardonnel pouvait en quelques heures, par le chemin de fer, être auprès de son mari. Tout s’arrangeant enfin, à grand renfort d’imagination et de discussion, les conversations n’avaient pas d’autre sujet.
Toutefois une pensée n’était point dite, qui se trouvait pourtant à l’état de regret importun dans tous les esprits c’est que le mari, le père abandonné, n’aurait même plus à côté de lui la vieille amitié, sûre et douce. les soins intelligents de la bonne madame Renaud, si active, si dévouée, quand ses amis avait besoin d’elle, ni la distraction aimable qu’apportaient Régine et Lucette, aussi bien que la conversation de monsieur Renaud, dont on pouvait médire comme peu académique, mais dont monsieur Cardonnel jusqu’alors s’était arrangé très-bien et peut-être d’autant mieux.
Ce n’était pas de parti pris que les Cardonnel avaient rompu avec leurs voisins ou plutôt avaient cessé de les voir. Au bout de quelques jours, la première colère passée et les premières inquiétudes calmées, s’était demandé quelle attitude il était convenable de prendre vis-à-vis d’eux. Malheureusement il était déjà bien tard. Comment revenir maintenant ? comment expliquer cette froideur subite et rompre la glace qui s’était formée pendant ce temps ? C’était bien embarrassant. Le prétexte manquait, l’explication était délicate ; un nouveau temps d’hésitation s’écoula. Puis l’on en vint à se chercher des excuses, aux dépens de l’adversaire. Après tout, l’on n’était pas allé chez les Renaud, c’était vrai ; mais les Renaud n’étaient pas venus davantage. Or, comme c’était de leur part que les visites étaient le plus fréquentes, c’était donc à eux surtout que revenait la responsabilité de cette abstention. Régine avait été sottement indisposée, mais madame Cardonnel avait été fort souffrante : c’était bien autrement important. Les Renaud peut-être ne l’avaient pas su, mais ils auraient dû le savoir. Madame Cardonnel en vint à penser qu’elle n’avait aucun reproche à se faire et que tous les torts étaient du côté de ses bons voisins, et c’est ce qu’elle disait, d’un air de douceur angélique, à madame Carron, venue en visite avec sa fille et qui lui parlait de cette affaire.
— Moi, je ne veux leur en veux pas ; il n’y a là-dessous qu’un enfantillage, et ils ont bien tort de nous bouder pour cela. Ce sont de braves gens et je n’ai point cesser de les aimer.
— Ça fait votre éloge, ma chère dame, répondait madame Carron, une femme de soixante ans, aux yeux perçants, au nez large et recourbé, à la parole sèche et haute. Mais, voyez-vous, on a toujours des désagréments quand on voit de trop près des gens qui ne sont pas du même rang que soi ; ça oublie la distance, ça se fait des idées saugrenues… Moi, je suis bien en peine pour ça. Je vous dirai : J’aime les vieilles coutumes, et j’allais toujours acheter chez les Renaud, pour ne pas entrer chez les Parisiens ; mais à présent ça m’ennuie, car je ne puis plus souffrir cette petite Régine, et je serais capable, si elle venait pour me vendre, de lui jeter son étoffe à la figure. Et pourtant Julie a besoin d’une robe ; il faudra qu’elle aille l’acheter toute seule, avec la bonne. Qu’en dis-tu, Julie ?
— Comme tu voudras, maman, répondit la demoiselle de trente-quatre ans, tenue par la mère à l’état éternel de jeune fille menée en laisse.
Et sauf la fraîcheur des vingt années, tout dans son air et son attitude était d’une jeune fille en effet. Sa figure, longue et rêveuse, portait l’empreinte d’une douceur et d’une bonté mélancoliques ; sa taille restait