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À ce moment, monsieur de La Barre et Roger se trouvaient au tournant de la route, dominé par la terrasse, quand ils s’entendirent appeler. C’étaient Ernest et Marie, penchés sur la balustrade. Le chevalier s’approcha et Roger, escaladant hardiment un rocher, se trouva presque à mi-hauteur.

— Victoire ! criait Marie en brandissant un rameau fleuri, — une azalée, — qu’elle laissa, fût-ce par mégarde ? tomber aux pieds de Roger.

— Votre protégé peut se présenter demain à l’usine, dit Ernest ; j’ai obtenu sa grâce.

— Monsieur Roger, c’est moi, dit Marie.

— Pas du tout ; quand ma sœur est arrivée, c’était déjà fait. Mon père m’a dit : « Puisque tu y tiens, allons, soit, qu’il reste, et qu’il soit sage désormais ! »

— Monsieur Roger, ne l’écoutez pas. Papa n’avait pas pardonné encore, puisqu’il s’est écrié quand j’ai prononcé le nom de Gabriel : « Parbleu ! tout le monde en a donc après ce garçon ? Qu’il aille au diable ! » Alors je l’ai embrassé, je lui ai dit : « Non, papa, il ne faut pas qu’il aille au diable ; il faut qu’il reste dans l’usine et à Bruneray. Tu ne peux pas me refuser cela. J’y tiens beaucoup. Soit, ma fille, a-t-il répondu, puisque tu le veux, c’est convenu, il restera. Et maintenant qu’on ne m’en parle plus. » Vous voyez, monsieur, que c’est bien moi…

Roger adressa de doubles et vifs remercîments ; le chevalier, d’un peu loin, y joignit les siens, et les deux amis continuèrent leur chemin. Au coude suivant, ils aperçurent devant eux, à peu de distance, une femme assise au bord de la route. Elle portait le costume des ouvrières élégantes de Bruneray, et, quand elle se leva en tournant la tête de leur côté, ils reconnurent Adolphine.

— Il faut lui apprendre de suite la bonne nouvelle, dit le chevalier.

Et il l’appela. Adolphine les attendit et, dès qu’ils furent à portée, les salua d’un sourire.

— Ah ! vous venez aussi du château ? leur dit-elle. Je suis si contente !… Eh bien ! Gabriel ne partira pas.

— Comment, vous savez déjà ?… dit Roger stupéfait.

— Si je sais… je le crois bien, puisque c’est à ma prière que monsieur Jacot a bien voulu reprendre Gabriel. Il a été si bon !… J’en étais toute tremblante… de joie et d’émotion, au point que je me suis assise ici un moment pour me ravoir les idées. Mais, dame ! il faut que Gabriel se rende digne, vous comprenez… Il a des idées absurdes, à ce qu’il paraît ; et puis, ce serait ingrat… Cet homme-là est si bon et si aimable !…

Les deux amis se regardèrent, un peu étonnés, puis ils se mirent à rire.

— Ne soyez pas humilié, Roger, dit le chevalier ; il est probable que vous auriez vaincu, si la place n’eût pas été emportée. Moi seul je n’ai été bon qu’à tout gâter ou peu s’en faut, et je vois clairement aujourd’hui ce dont je me doutais depuis quelque temps : c’est, que de tous les agents de ce monde, c’est le raisonnement qui est le plus vain, quand il n’est pas nuisible.

Ils se séparèrent de nouveau à la porte des Renaud.


VII

UN NOUVEAU SCANDALE

S’en tenant humblement aux conventions sociales, les Renaud n’avaient point imaginé qu’aucun mariage pût avoir lieu entre leurs enfants et ceux des Cardonnel. Au premier moment, leur étonnement se tourna presque en indignation contre Régine, du moins de la part de monsieur Renaud. Ils virent un malheur dans cet amour, une folie de ces deux enfants qui ne pouvait être heureuse. Si les Cardonnel étaient venus de suite en causer avec eux sur le ton de l’affection et du raisonnement, monsieur et madame Renaud seraient entrés dans les vues du notaire et de sa femme et se seraient même piqués de les servir avec d’autant plus de zèle et de rigueur qu’on eût pu les soupçonner d’une complaisance secrète ; mais le silence des Cardonnel et le soin qu’ils mirent à éviter leurs voisins produisirent bientôt l’effet contraire. Ce n’était certes pas aux Renaud de faire les avances.

Après l’éclat dont leur fille était à la fois l’auteur et la victime, ils n’avaient qu’à se renfermer dans une réserve digne et triste, et c’était à ceux dont l’orgueil au fond les repoussait, de les consoler au moins par l’amitié. Ils avaient donc attendu ; puis, rien ne venant de la part de ces amis que pour eux, ils avaient toujours été si empressés à consoler dans les moindres peines, leur sentiment souffrit et leur amour-propre s’irrita. Ainsi, au premier embarras, on les boudait, on les rejetait, eux, des amis de seize années ! après tant de preuves d’affection et de dévouement prodiguées, tant de confiance de part et d’autre et d’épanchements ! Oh ! c’était mal ! On ne voulait toutefois, on ne pouvait pas le croire ; mais il le fallut bien, quand l’absence persista ; alors la parole si familière à la déception humaine s’échappa de leurs lèvres :

— Nous n’aurions jamais cru cela des Cardonnel ; non, nous ne l’aurions jamais cru !

Cette parole chez madame Renaud était suivie de larmes abondantes, et monsieur Renaud aurait imité sa femme, si sa dignité d’homme ne lui eût défendu. Il s’échappait alors, ou jurait à faire trembler quand il avait pu suffisamment avaler la douleur qui le prenait à la gorge.

— Voyons, papa, ce n’est pas notre faute, à nous, si les Cardonnel n’ont pas de cœur, disait alors Lucette, la seule qui osât lui résister en face quelquefois. Régine, pâle et silencieuse, restait dans sa chambre le plus possible, ne fût ce que pour se soustraire aux regards des allants et venants que la curiosité poussait dans la boutique. Adalbert, quand on lui parlait de l’aventure de la ménagerie et des amours présumées de Régine et de Roger, haussait les épaules et blâmait sévèrement sa sœur. Depuis quelque temps on disait de lui, les gens sages, dans Bruneray : « Ce jeune homme se forme beaucoup ; on aurait cru d’abord qu’il eût fait un mauvais sujet, mais il revient aux bous principes et marque beaucoup de sens. »

Il se passa bien des choses étranges pendant la semaine qui suivit le jour fatal de la fête. Monsieur Cardonnel passa devant la boutique des Renaud en ôtant, il est vrai, son chapeau, mais sans tourner la tête, sans envoyer un sourire, sans s’arrêter, et en longeant l’autre côté de la rue, comme s’il eût craint de se trouver face à face avec l’un ou l’autre de ses bons voisins. La petite porte du jardin qui s’ouvrait à l’ordinaire tant de fois par jour, que le plus souvent elle restait ouverte, demeura close ; la bonne des Cardonnel ne vint pas demander le moule à gâteau, ni cueillir du cerfeuil ou du laurier, ni emprunter cette chose ou cette autre qui lui manquait, car elle avait mauvaise tête. Mais on avait jamais reproché ce défaut, il plaisait plutôt ; et les Renaud passèrent les soirées au seuil de leur maison, dans leur propre jardin, où ils se trouvaient comme des âmes en peine, étonnés, ne sachant que faire, et se sentant attirés vers la petite porte comme par un aimant.

Une fois cependant, une seule fois, cette porte s’était ouverte pour donner passage à Roger ; mais la personne qu’il avait rencontrée avait été monsieur Renaud, qui, très-content au fond de le voir, n’en avait été que plus brusque.

— Monsieur Roger, lui avait-il dit, quand tout le monde allait et venait par là, vous, comme les autres,