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me charger d’aucune autre, car je ne sais que raisonner, et ce n’est pas ce qu’il faut. Mais à ce compte, monsieur, c’est moi seul qui suis le coupable et qu’il faudrait exiler, car Gabriel n’est pas fort en théorie, pas plus qu’il n’est méchant d’intention ; c’est donc au nom de son innocuité véritable qu’une dernière fois je vous demande de le laisser à son travail, à sa mère et à sa gentille fiancée.

— Il m’est pénible de vous refuser, monsieur le baron ; mais mon devoir m’y oblige, comme directeur. J’espère que vous me fournirez, comme voisin, l’occasion de quelque revanche.

Ils se quittaient ainsi, courtoisement, en dépit d’une double irritation secrète, et monsieur Jacot reconduisait le chevalier, quand Adalbert Renaud parut sur la terrasse, tenant des papiers à la main. Il s’arrêta à quelque distance en faisant une profonde salutation.

— Bonjour, Adalbert, dit le chevalier.

— Ah ! vous connaissez ce jeune homme, dit monsieur Jacot ; je suis bien aise pour cette fois de pouvoir vous faire l’éloge d’un de vos amis, baron. Ce garçon-là est actif, zélé, intelligent. Il mérite de faire son chemin.

— J’en suis bien aise, monsieur. Restez, je vous prie. Je vais aller présenter mes hommages à ces dames.

— Elles en seront charmées, et Marie est de force à vous parler socialisme. N’allez pas lui monter la tête au moins, baron.

— Je suis persuadé qu’il n’y aurait pas de danger sérieux.

— Je l’espère aussi. Eh bien ! monsieur le baron, veuillez m’excuser.

Et monsieur Jacot, ayant salué son visiteur, appela du geste Adalbert.

— Vous m’avez apporté ce rapport ?

— Oui, monsieur le directeur, répondit le jeune homme, dont le visage, animé à l’ordinaire d’une expression caractéristique de finesse et d’impertinence, était à ce moment d’un sérieux plein de componction.

Alors venez dans mon cabinet, reprit monsieur Jacot.

Adalbert suivit son patron, et tout en marchant un peu en arrière de lui :

— Ah ! monsieur le directeur, je crains de m’être trop avancé…

— Comment ?

— En montant, j’ai fait la rencontre d’une jeune personne de la ville, que je connais un peu, et qui venait au château dans l’espoir de vous parler. Elle était éplorée… elle est fort jolie… Je ne sais si vous comprendrez, monsieur le directeur, que je me sois trouvé contraint… j’ignore comment, de faire ce qu’elle me demandait, c’est-à-dire, selon ma faible importance, de la recommander au domestique de service ; et il l’a fait asseoir dans votre antichambre, où vous allez la trouver.

— Ah ! ah ! vous êtes sensible aux charmes de la beauté, monsieur Renaud ? dit monsieur Jacot avec un sourire de bonne humeur.

— Il faut bien que je l’avoue, monsieur.

— Prenez garde, cela mène loin…

— Je tâcherai, monsieur, à l’occasion que cela puisse mener loin en effet d’aimables personnes, mais à mon profit.

Pour le coup, monsieur Jacot éclata de rire, et frappant sur l’épaule d’Adalbert :

— Ah ! mon gaillard, il paraît que vous êtes décidé à tirer en ce monde votre épingle du jeu.

— S’il se peut, monsieur le directeur, répondit Adalbert, dont la figure un instant reprit son expression habituelle de finesse sournoise ; et pourvu que mon devoir n’en souffre pas, ajouta-t-il en redevenant sérieux.

— Fort bien ! Alors… s’il me faut écouter cette belle éplorée… je ne puis pas la remettre à la fin de notre travail ; car ce sera long… Attendez-moi ici, je vous ferai appeler.

Adalbert s’inclina et resta sur place, laissant monsieur Jacot entrer seul au château. Un sourire alors éclaira sa physionomie et il fit quelques pas dans le jardin ; mais presque aussitôt, voyant mesdames Jacot, accompagnées de monsieur de La Barre, sortir du château et venir ce son côté, il s’éloigna.

— Monsieur le baron, disait Marie, il n’est bruit que des aventures d’hier. Chacun des pas de ce bon gros chien a fait éclater plusieurs poëmes grotesques ou tragiques ; ma femme de chambre m’en racontait ce matin qui m’ont fait bien rire. Mais tout le cède à la déclaration passionnée qu’une demoiselle de comptoir a criée à monsieur Roger en s’évanouissant pour lui. C’est touchant cela, et j’imagine que monsieur Roger ne peut que lui en être fort reconnaissant. Au reste, on prétend qu’il y a là-dessous tout un roman. Est-ce vrai ?

— Je l’ignore, mademoiselle. Tout ce que je puis dire, c’est que la jeune personne dont il s’agit est aussi honnête que charmante.

— On pourrait lui reprocher d’étaler un peu trop ses sentiments, dit madame Jacot.

— C’est d’autant plus héroïque, reprit Marie, et il me semble que dans un cas semblable, un homme est obligé d’adorer la femme qui se dévoue ainsi pour lui, n’est-ce pas, monsieur le baron ?

— Ne lui répondez pas, monsieur ; ma fille est trop curieuse de choses romanesques.

— C’est si amusant, dit Marie.

— Alors, madame, c’est à vous que je répondrai, si vous le permettez les hommes aiment rarement les femmes qui se dévouent pour eux.

— Oh ! mais c’est abominable cela !

— C’est vrai, dit madame Jacot d’un ton mélancolique.

— Il faudrait donc plaindre cette jeune personne aussi honnête que charmante, comme vous dites, monsieur le baron ?

— Je n’en sais rien, mademoiselle ; je ne suis dans le secret de personne, moi. Comment voulez-vous qu’on aille confier des secrets d’amour à un vieil ermite de ma sorte ?

— Pourquoi pas ? Moi, j’aurais beaucoup de confiance en vous, monsieur.

— Petite folle ! dit la mère. Ne la croyez pas si excentrique au moins qu’elle en a l’air.

— Je ne tombe pas dans cette erreur, madame. Je crois que mademoiselle Marie a une imagination vive, hardie, vaste, et que sa curiosité intellectuelle, servie, excitée par les facilités qui l’entourent, aime à explorer tout inconnu avec une intrépidité d’amazone, absolument comme je l’ai vue se lancer à cheval dans les halliers ; mais je crois aussi que cette audace aventureuse n’exclut pas la prudence, que toutes les excursions de mademoiselle Marie ne l’égareront jamais, et qu’elle rentrera toujours au château, à l’heure précise où elle pourrait craindre quelque dommage à chevaucher plus longtemps.

Une rougeur légère passa sur les joues de Marie, à la fin de cette esquisse dont elle était le sujet, et ce fut d’un air un peu déconcerté qu’elle répondit à monsieur de La Barre :

— Ah ! vous avez cette bonne opinion de moi, monsieur ?

— Et tu dois en remercier monsieur le baron, dit sa mère d’un ton satisfait ; car bien d’autres te jugeraient autrement, à l’étourderie de tes propos.

— Bon ! maman ; est-ce que je n’ai pas bientôt vingt ans ? Je ne suis pourtant plus une petite fille. Et puis, ajouta-t-elle d’un air à la fois boudeur et malin, voilà comme sont les gens : on parle autour de vous de tout ce qui se passe, on sait bien après tout que nous ne sommes pas trop folles et que nous ne pouvons nous