Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/237

Cette page n’a pas encore été corrigée

disent que c’est donner le mauvais exemple. Ah ! si vous croyez…

— Enfin vous avez promis de nous laisser faire. Nous sommes incapables, Roger et moi, de sacrifier votre dignité Nous allons voir. Ce serait un grand chagrin pour votre mère que votre départ, outre que cela dérangerait tous vos plans et reculerait votre mariage. Nous avions rêvé de vous voir père de famille à Bruneray.

— Parbleu ! et moi donc ? répliqua Gabriel en s’efforçant de contenir son émotion.

— Eh bien montons au château, n’est-ce pas, Roger ?

En chemin, le jeune homme apprit à son ami quel trouble régnait dans sa propre famille et la vivacité du chagrin et de la colère de ses parents. Le chevalier s’arrêta, stupéfait de cette révélation.

— Vous m’étonnez malgré tout, dit-il ; oui, vous m’étonnez. Je comptais sur de la contrariété, des observations ; mais à ce point ! Ainsi donc va se rompre l’amitié, déjà vieille et qui semblait si profonde, de vos deux familles ? Et ce qui indigne le plus votre mère, me dites-vous, ce serait de voir son fils épouser la fille d’un marchand ! Sur ma parole, c’est une drôle de chose que la cervelle humaine, et je douterais du progrès, si je ne le concevais pas. Savez-vous que je cherche vainement un préjugé nobiliaire dont votre étonnante bourgeoisie ne se soit pas emperée avec le reste et qu’elle ne fasse pas refleurir ? Ces Jacot surtout m’ébahissent. Osez dire qu’ils ne sont pas les nouveaux seigneurs du pays, pouvant refuser l’eau, le feu et la terre à qui leur plaît ? Ne voilà-t-il pas un brave garçon, pour avoir eu la sottise de croire à cette blague superbe qu’on appelle depuis 89 l’égalité civique, et ne s’être pas courbé devant eux le front dans la poussière, sur le point d’être expulsé, privé par la force des choses, ce qui est bien autrement puissant, de son gagne pain, obligé de fuir sa mère et sa fiancée, et d’aller implorer ailleurs du travail, c’est-à-dire la vie, l’honneur, le bonheur, tout en un mot.

Je faisais une supposition tout à l’heure, et ce petit drame se passait en moi, d’un ouvrier, d’un travailleur quelconque, disgracié par les maîtres de son industrie, qui sont peu nombreux, savez-vous ; car, avec le système des compagnies, l’industrie se resserre de plus en plus en un petit nombre de mains.

— Je le voyais donc errer d’usine en usine, refusé partout, frappé d’une sorte d’excommunication nouvelle et réduit à mourir de faim. C’est un peu forcé, je ne dis pas ; mais après tout l’homme sans avances, devant qui le travail se ferme, est promptement réduit aux derniers expédients, surtout s’il est père de famille. On se demande comment l’essor si beau, si élevé, si radical dans ses formules, de l’affranchissement humain, réclamé par les Turgot, les Vergniaud, les Condorcet, les Robespierre et tous les grands révolutionnaires du dix-huitième siècle, a pu aboutir à cette sotte reproduction de l’ancien état, qui s’accuse de plus en plus et qui ressemble à une parodie.

Monsieur de La Barre jeta les yeux sur son compagnon, qui marchait à côté de lui, les yeux pleins de rêverie, et n’en recevant pas de réponse, il sourit un peu tristement.

— Mais vous songez à autre chose, n’est-ce pas, Roger ? et j’aurais dû ne vous parler que de vos propres tourments. Cependant entre la cause de Gabriel et la vôtre il y a peut-être plus de rapports que vous ne pensez.

— Vous croyez, baron ? dit Roger d’un ton à la fois distrait et incrédule.

— Oui ; mais je vous expliquerai ce qu’il m’en semble une autre fois, car vous n’êtes pas disposé pour le moment à m’entendre. Revenons à vos chagrins, mon enfant.

Roger, sans se faire prier, abonda en nouveaux détails, en nouvelles considérations. Avant de toucher le seuil du château, ils convinrent que monsieur de La Barre irait le jour même visiter Régine, et tâcher de faire entendre raison à monsieur et à madame Cardonnel ; puis ils se séparèrent, le chevalier demandant à voir monsieur Jacot et Roger se rendant auprès d’Ernest.

— Monsieur est sur la terrasse, occupé à donner ses ordres au jardinier, avait dit le valet d’antichambre au chevalier.

Et celui ci, refusant d’entrer au salon, s’était dirigé vers le lieu indiqué.

La terrasse avait été construite à quelques vingt mètres seulement du château, sur le point le plus élevé des jardins, et l’on découvrait de là tout le pays environnant des deux côtés de la colline. À ce moment des grandes chaleurs, elle était abritée dans toute son étendue par un velum de toile blanche dentelé de pourpre, et de beaux vases de marbre garnis de fleurs l’ornaient de distance en distance. Assis ou plutôt couché sur un fauteuil rustique, monsieur Jacot parlait à son maître jardinier, qui, debout, le chapeau à la main, le dos courbé, répondait seulement de temps en temps :

— C’est bon ! monsieur sera obéi, je ferai comme l’entend monsieur.

Le colloque fini, le jardinier se retira en saluant respectueusement ; et le chevalier, qui s’était absorbé à quelques pas dans la contemplation d’une belle rose, s’avança. Il fut reçu avec empressement par monsieur Jacot.

— Comment ! monsieur le baron, on ne vous a pas fait entrer au salon ? Vous devez avoir besoin de vous rafraîchir !

— Pas du tout, monsieur ; je suis un paysan, j’aime le grand air, et je supporte fort bien l’ardeur du soleil. Si vous êtes bien ici, je m’y trouverai mieux que partout ailleurs.

— Alors veuillez prendre ce fauteuil ; cependant j’espère pour ces dames qu’elles ne seront pas privées de votre visite ; votre présence est trop rare ici, monsieur le baron.

— Vous êtes si aimable, monsieur, que j’espère un bon succès de ma démarche ; car je viens à vous armé d’une requête.

— Ah ! ah ! S’il m’est possible de la satisfaire, ne doutez pas que ce ne soit avec empressement.

— Rien ne vous est plus facile. Il s’agit d’un pauvre garçon renvoyé ce matin de vos ateliers.

Le sourcil de monsieur Jacot s’abaissa légèrement et ses traits se rembrunirent.

— Ah !… vraiment ?… Mon Dieu ! ce n’est pas moi qui m’occupe de ces choses-là ; mais nous sommes obligés d’avoir des règlements très-sévères et inflexibles… parce que vous comprenez, monsieur le baron, avec un aussi nombreux personnel, sans discipline, l’ordre serait impossible. Si ce garçon a été renvoyé, c’est probablement qu’il aura donné un mauvais exemple, et dans ce cas, je ne pourrais moi-même me permettre d’enfreindre. des lois que je dois être le premier à respecter, si je veux qu’elles soient respectées.

— Vous devinez bien, monsieur, que je ne viens pas solliciter votre intérêt en faveur d’un mauvais sujet. La personne à laquelle je m’intéresse… vivement est un très-honnête et très-bon garçon, un peu vif peut-être ; mais cette vivacité, ou plutôt cette énergie, vient d’un respect de soi, de sa propre dignité, dont la source est trop honorable pour qu’on doive la condamner. Il est un de vos meilleurs ouvriers, je tiens cela d’un de ses contre-maîtres ; il a sa famille dans le pays, est sur le point de s’y marier, et, sans parler des frais qu’entraînerait pour lui un déplacement, — un rien, vous le comprenez, affecte ces petites bourses, — sans parler de la difficulté qu’on éprouve toujours à trouver un nouveau travail, l’obligation de quitter Bruneray, de se fixer