Et puis voyez ce beau ruban pour lien ! C’est-à-dire une superbe ceinture, tout simplement.
Elle l’avait détachée, et la mit à sa taille en se mirant dans la glace.
— Monsieur Roger, dit Marianne, puisqu’elle ne veut pas me croire, dites-lui donc, vous aussi, qu’elle aurait dû renvoyer cela, et qu’elle devrait le faire encore. Ce n’est point point respectueux pour elle de la part de ce jeune monsieur, et il va se croire autorisé, puisqu’elle accepte son bouquet, à venir lui faire la cour. Tout cela ne peut faire honneur à Adolphine, et lui causera de l’ennui avec Gabriel.
— Pourquoi est-il si jaloux ? reprit la coquette en faisant la moue. C’est pourtant bien agréable de recevoir de si beaux bouquets et d’un si gentil garçon. Car il est très-bien, votre ami, monsieur Roger. N’est-ce pas qu’il ne faut pas lui montrer les dents, comme le veut cette méchante ? C’est une politesse aimable de sa part, tout simplement, et parce qu’il a été fâché, comme il me l’a dit hier, d’une si douce voix, d’avoir été cause d’un chagrin pour moi. Il paraît si bon !
— Je ne veux pas vous dire de mal de lui, répondit Roger ; mais je pense comme votre sœur.
Une moue d’Adolphine témoigna qu’elle goûtait peu ce sage conseil, et Roger, rompant sur cette question, pria Marianne de porter promptement sa lettre à Régine.
— Oh ! l’on ne parle que de vous deux depuis hier, dit Adolphine en riant, et je parie bien que votre mère n’est pas de bonne humeur ?
Roger, contrarié, répondit à peine et rentra chez lui, Madame Cardonnel était fort souffrante ; scènes de la veille se renouvelèrent. Énervé de ces objurgations, et ne pouvant consentir à se croire un parricide, parce qu’il aimait selon son cœur, tout fils respectueux et soumis qu’il avait été jusque-là, Roger perdit patience.
— Où vas-tu ? s’écria de nouveau madame Cardonnel.
— À la Cerisaie, répondit-il.
Et, en effet, il prit le chemin qui conduisait à la ferme du chevalier. Il éprouvait le besoin de provoquer les conseils et peut-être l’intervention de son ami.
Le chevalier n’était pas seul, mais engagé dans une conversation animée avec Gabriel.
— Vous venez nous aider à refaire le monde ? dit-il en voyant Roger.
— Il n’y en a peut-être pas besoin, s’écria Gabriel.
— Si, ma foi ! pour cela, je suis de votre avis ; avec beaucoup d’autres ; sur ce point, vous trouverez la critique de tous les côtés. Mais quant au but et au moyen, c’est différent.
— Des moyens, reprit Gabriel fort animé, ça ne serait pas long, si les opprimés n’étaient pas si bêtes. La communauté des biens, le travail de tous, et à chacun selon ses besoins : ça, vous direz tout ce que vous voudrez, c’est la justice.
— Peut être bien ; mais ce n’est pas la justice qui est difficile à trouver, c’est son organisme. Qui administrera la communauté ? qui donnera à chacun selon ses besoins ? Ne voyez vous pas qu’il y a place là-dedans pour encore plus d’arbitraire que nous n’en avons aujourd’hui ?
— Pas du tout, puisque les administrateurs seront élus.
— Eh ! le beau billet ! Ne le sont-ils pas maintenant ? Et vous voyez… Il n’y a qu’un moyen, à mon avis, d’être le moins mal possible gouverné, c’est de se gouverner soi-même, parce qu’ici la responsabilité personnelle est la sanction de tout bien comme de tout mal. Quand notre sort est réglé par autrui, outre que notre dignité en souffre, nous sommes toujours mécontents et nous avons presque toujours le droit de l’être. Or, concevez-vous un esclavage plus complet que de voir régler par d’autres ce qu’il vous faut d’aliments, de vêtements, de livres, de promenades ou d’amusements ? Le bohémien le plus misérable ne voudrait pas de la richesse à ce prix. Remarquez bien, Gabriel, que toutes ou presque toutes nos plaintes ont pour objet des abus de pouvoir ; ce n’est donc pas hors de la liberté qu’il faut chercher la justice, mais dans la liberté même, et dans la responsabilité personnelle, dégagée de toute entrave, de tout pouvoir ennemi.
— Oui, oui, nous savons ce que c’est que votre liberté ! s’écria Gabriel : la liberté des libéraux, des bourgeois la liberté de mourir de faim ? nous la connaissons celle-là !
— Diable d’entêté, va ! Ne vous ai-je pas dit cent fois que je n’en voulais pas plus que vous de cette liberté hypocrite ; la liberté, c’est l’indépendance ; il n’y a pas d’autre liberté. L’organisation de la justice doit, pour première condition, conférer à chacun l’indépendance ; autrement dit, puisqu’il faut ne laisser place à aucune équivoque, l’instruction, le travail, la sécurité, en un mot, l’égalité des moyens et la suppression de tout pouvoir oppresseur, de tout monopole. Voilà ma formule ; il ne s’agit plus que des moyens.
— Les moyens, reprit Gabriel, c’est la fraternité, c’est le dévouement social.
— Ah ! la rengaine philosophique et chrétienne ! Quelle effroyable confiance, bon Dieu ! pour songer encore à cela après mille huit cents ans, et bien plus, d’incapacité démontrée ! La fraternité ! le dévouement ! mon cher Gabriel ; ce sont des effets à obtenir d’une bonne organisation de la justice ; de bons, de beaux effets, dés lors assurés, la fraternité du moins, parce qu’elle sera non-seulement possible, mais facile et agréable. Mais la fraternité, mais le dévouement surtout, n’existent point à l’état des causes, sauf par exception, dans la nature humaine. Il faudrait pourtant en prendre son parti. La fraternité actuelle, c’est le renvoi brutal et barbare dont vous êtes l’objet aujourd’hui, et l’envie qui vous point en retour de tordre le cou à monsieur Jacot. Qu’en dites-vous, Roger ?
— Qu’est-il donc arrivé ? demanda le jeune homme.
— Ce matin, quand Gabriel s’est présenté pour entrer à l’atelier, on lui a réglé son compte. Il paraîtrait qu’hier il a osé défendre sa fiancée contre les droits du jeune seigneur, et qu’il a violé la majesté royale en entrant dans une salle de café pour le moment transformée en sanctuaire.
— Monsieur Roger le sait bien, dit Gabriel d’un air un peu froid.
Une rougeur couvrit le visage de Roger.
— Oui, dit-il, j’y étais, et je me reproche vivement de vous avoir abordés avec Ernest. Mais cette affaire n’est pas la plus grave, et, bien que vous ayez été un peu vif, je suis sûr qu’à ma prière Ernest reviendra sur sa première impression ; je doute même que ce soit lui qui ait demandé votre renvoi. Je cours lui en parler, n’est-ce pas ?
— Non ! non ! s’écria Gabriel. À ce petit crevé, que j’aurais voulu gifler hier ! Sapristi ! non, pas possible ! J’aime mieux m’en aller, s’il le faut.
— Voyons, reprit le chevalier, vous étiez devenu plus raisonnable tout à l’heure, et vous aviez promis à votre mère de nous laisser faire. Je vais aller demander des explications à monsieur Jacot, c’est convenu ; Roger s’informera, voilà tout. Il ne parlera point en votre nom, il ne suppliera pas, il raisonnera.
— Voyez-vous, monsieur de La Barre, dit l’ouvrier en se calmant, vous dites ça parce que vous ne connaissez pas encore ces choses-là. Raisonner ! Ah ! ben oui ! Pas plus qu’au régiment. Un ouvrier n’est pas soumis ; il ne fait pas le chien couchant devant le patron ou le bon apôtre avec les contre-maîtres, quand ce n’est pas le mouchard, il a l’air de se croire un homme et point un valet ou une machine, crac, à la porte ! parce qu’ils