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une demoiselle comme il faut ne crie jamais en public, lors même qu’on déchirerait sous ses yeux son amant en petits morceaux, et à moins qu’il ne s’agisse d’affec tions permises : d’un père, d’une mère ou d’un frère. On n’aurait jamais cru cela d’elle autrefois, mais aujourd’hui l’on était autorisé à penser que c’était grâce à ses coquetteries…

— Mon pauvre enfant, tu as été égaré ; mais, grâce à les parents, trop tard avertis, tu reviendras dans la voie de la raison, tu comprendras tes intérêts. Comment donc ! Mais si elle t’aimais, elle serait la première à ne pas vouloir t’épouser, puisqu’elle ne peut l’apporter que la pauvreté et l’obscurité. Est-ce aimer cela ? N’est-ce pas le plus profond égoïsme ? Oh ! non, je ne la croyais pas ainsi, cette petite Nitouche. Nous qui avons eu pour elle tant de bonté ! Je permettais qu’elle vit Émilie, malgré la différence des rangs, et, quand elle sont revenues de pension, j’ai dit à ma fille : a Eh bien ! tu continueras de les tutoyer, pour ne pas leur faire de peine ; comme on ne se voit qu’entre soi, cela n’aura pas de grands inconvénients. » Mais cela ne suffisait pas à cette demoiselle ; elle a de l’ambition, à ce qu’il paraît…

— Maman, interrompit Roger, n’en pouvant supporter davantage, si tu persistes à attaquer Régine, je m’en vais. C’est moi qui a voulu son amour, qui l’ai imploré, qui en suis fier. C’est cet amour qui me donnera du courage et me fera conquérir une position que je ne devrai qu’à moi-même, c’est cet amour seul qui peut me rendre heureux.

— Tais-toi, fils ingrat, reprit-elle avec un accent déchirant.

Monsieur Cardonnel, qui, pendant les monologues de sa femme n’avait pu placer un mot, voyant bien qu’il n’en viendrait pas à bout autrement que par un coup d’éclat, revint brusquement sur son fils, en lui décochant ces mots :

— Vous n’aurez jamais mon consentement, monsieur !

— Oui, ingrat ! reprit madame Cardonnel ; car depuis que tu es au monde, nous n’avons pensé qu’à ton avenir, et c’est ainsi que tu nous en récompense ! Tous nos rêves, toutes nos espérances détruites ! Ah ! je n’y survivrai pas !

Elle se mit à pleurer, ce qui donna le temps à monsieur Cardonnel de parler à Roger de ses devoirs envers la société. La société, assura-t-il, demandait à Roger d’être un homme distingué, par conséquent de ne pas épouser une fille de rien ; il parla aussi en père du devoir qu’avait Roger vis-à-vis de ses enfants à naître, et ce devoir consistait à les laisser riches et pourvus d’un nom illustre ; ces enfants là ne pouvaient naître à moins. Et que de reproches n’auraient-ils pas à faire à leur père si celui-ci ne remplissaient pas vis-à-vis d’eux un devoir si simple et si sacré ! reproches muets sans doute, que le respect retiendrait sur leurs lèvres : mais Roger les verrait souffrir de leur humble sort, tourmentés par des besoins qu’ils ne pourraient satisfaire, et son cœur en serait déchiré de douleur et de remords !

Madame Cardonnel, se levant tout à coup, marcha vivement vers Roger avec un grand geste :

— Non, c’est impossible ! Non, tu ne peux pas être insensé à ce point ! Je ne le crois pas, je ne le croirai jamais. Préférer une Régine Renaud, une fille de boutique, une fille sans nom et sans fortune, à mademoiselle Jacot de la Rive, une si charmante personne, la fortune, l’esprit, les honneurs, tout à souhait ! Non, Roger ; tu te plais à nous tourmenter. Au fond, tu ne peux pas penser ainsi, ou bien tu serais fou, fou à mettre à à Charenton.

— Ce qui serait fou de ma part, dit Roger, ce serait d’accepter une pareille supposition. Mademoiselle de la Rive n’est nullement à mon choix.

— C’est-à-dire qu’elle n’est pas comme Régine, elle ne se jettera pas à ta tête ; mais son amabilité pour toi est à remarquer, et il te suffirait de vouloir…

— C’est une erreur !

— C’est une chose sûre !

Et madame Cardonnel se livra à cette affirmation avec tant de zèle, comme jugeant l’argument irrésistible, que Roger ne songea plus qu’à trancher la question en déclarant :

— Après tout, peu importe ! Quand bien même il serait possible que mademoiselle Marie m’aimât, je ne pourrais aimer que Régine.

Pour le coup, madame Cardonnel retomba sur sa chaise, en laissant aller ses bras, comme frappée à mort, et ne trouva plus que des gémissements.

— Misérable ! s’écria monsieur Cardonnel, voilà l’état où tu réduis ta mère !

Ahuri par de telles apostrophes, épouvanté, désolé, mais ne comprenant point qu’on pût lui demander de changer de cœur, le malheureux jeune homme s’enfuyait.

— Roger, lui cria sa mère, où vas-tu ?

Il resta immobile et sans parole.

— Je ne veux pas que tu ailles chez ces gens-là. Tu veux donc me faire mourir ?

— Est-ce le moment d’abandonner votre mère, monsieur ? s’écria monsieur Cardonnel.

Roger resta en proie au supplice le plus cruel. Il pensait aussi que Régine devait s’étonner qu’il n’allât pas prendre de ses nouvelles. Toute la soirée se passa en larmes, en reproches et en soupirs. Émilie elle-même, par une attitude roide et silencieuse, s’associait au blâme contre son frère. En se retirant à onze heures, Roger dut promettre à sa mère de ne pas sortir.

Seul dans sa chambre, il se trouva en proie à un étonnement douloureux, en même temps qu’aux pensées les plus pénibles. Ayant jusqu’alors servi, sans avoir eu à le contrarier, l’orgueil des siens, il n’avait connu que leur tendresse, et il était trop idéaliste pour soupçonner combien il entre d’égoïsme dans les affections familiales. Roger était parfaitement placé pour sentir l’odieux de l’autorité dans les choses du cœur, et la folie de cette affection qui veut faire le bonheur des gens à sa manière et non à la leur ; mais il protestait par sentiment beaucoup plus que par principes. Il trouvait ses parents injustes et déraisonnables, et ne songeait pas qu’il attaquait la grande passion de leur vie et qu’ils n’avaient pas pour Régine l’amour qu’il avait lui-même.

Après tout, ne partageait-il pas leurs visées ambitieuses ? Ne pensait-il pas comme eux que les honneurs et la fortune étaient nécessaires au bonheur, avec celle différence entre eux et lui que, pour lui, Régine était l’élément de bonheur le plus nécessaire. Au fond, Roger n’était pas sans souffrir de l’infériorité de la situation où se trouvait celle qu’il aimait ; il regrettait amèrement l’éclat qui avait eu lieu, et lui aussi en eût voulu à Régine, s’il ne lui en eût été si reconnaissant. Cela dérangeait tous ses plans : c’était, riche, honoré, maître en un mot de l’opinion, qu’il avait rêvé d’imposer à tous son choix, et d’épouser Régine ; comme le roi des légendes épouse sa bergère ; il ne lui plaisait nullement d’être ainsi discuté et condamné d’avance, et son amour-propre en souffrait, bien que, heureusement pour lui, son cœur fût de beaucoup le plus fort.

Tourmenté par l’idée que Régine souffrait de son absence, mais lié par la parole que lui était arrachée sa mère, il lui écrivit et porta cette lettre, le lendemain matin, chez les demoiselles Forel. Quand il entra, une discussion assez vive paraissait engagée entre les deux sœurs, autour d’un magnifique bouquet posé sur la table. Marianne était triste et sévère ; Adolphine, radieuse.

— Voyez donc, dit-elle à Roger, comme votre ami monsieur Ernest de la Rive est galant ! Quel beau bouquet il vient de m’envoyer ! N’est-ce pas admirable ? Les plus belles fleurs de serre ! Oh ! cela sent si bon