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— Je le sais, et elle aurait mieux fait de s’en dispenser.

— Ma mère, dit Roger d’une voix émue, elle est ici ; on t’a vue, tu vas prendre de ses nouvelles ou bien…

— Ou bien ? répéta-t-elle ; des menaces ! Ah ! mon fils, si tu ne venais pas d’être un héros !…

Elle l’embrassa alors en pleurant d’émotion ; mais à deux pas de là, près de Régine, où il l’entraîna, elle fut immédiatement sèche et désagréable.

— Vraiment, je suis contente de vous voir remise, Régine : mais je vous croyais plus raisonnable. Il faut avoir du courage et ne pas se pâmer comme cela devant tout le monde.

Puis elle se hâta d’emmener Roger en disant avec affectation que ces dames voulaient le complimenter, et que mademoiselle Marie avait été vraiment émue de son héroïsme !

Dès qu’ils furent dehors ;

— Elle m’a déjà demandé, reprit madame Cardonnel avec animation, ce que c’était que cette jeune personne qui avait crié ton nom et s’était évanouie. Oui, en vérité ! comme si elle eût été jalouse ! J’ai répondu négligemment que c’était la fille d’un marchand d’ici. Ah ! Roger ! quelle destinée s’ouvre devant toi ! Il est impossible que tu la perdes pour… un enfantillage ou de folles visées de cette petite sotte, car ce ne peut être que cela.

— Tu te trompes, ma mère ; c’est fort sérieux, répliqua Roger, un peu pâle, et puisqu’il le faut, nous en parlerons.

— Tu veux donc me faire mourir de chagrin, fils ingrat ! s’écria madame Cardonnel.

Et malgré le conseil qu’elle venait de donner à Régine, elle eût éprouvé le besoin, sinon de se pâmer tout à fait, au moins de s’affaisser sous le poids de son émotion, et de se répandre en reproches et en soupirs, si l’on n’eût été en vue du groupe Jacob. Il fallait être héroïque !

— Sois aimable, reprit madame Cardonnel avec un accent suprême, sois-le, Roger, ou tu briserais le cœur de ton père et le mien !

Roger y fit de son mieux, et il lui été difficile de n’être pas flatté de la chaude réception qui lui fat faite.

— Vous êtes bien nommé, monsieur Roger, lui dit madame Jacot ; votre nom est celui d’un preux des anciens temps.

— Madame, je n’ai guère fait, comme don Quichotte, que me battre contre des moulins.

— Le chien revêtu de la peau du lion ! dit en riant Ernest, qui avait repris ses jolies couleurs et tout son aplomb.

— Mais monsieur Roger n’en savait rien, s’écria Marie avec feu, et tout le monde a eu assez grand’peur pour que la beauté de son dévouement ne soit en rien diminuée par cette sotte supercherie. Vous m’avez électrisée, monsieur Roger. C’est bien d’être brave ! Oh ! oui, c’est bien beau ! Et après cela, moi, le lion m’aurait déchirée que je n’aurais pas crié.

— Le preux Roger va devenir le favori des belles, s’écria Ernest ; car enfin, mon cher, une jolie fille s’est évanouie pour vous, sans que vous puissiez le nier : elle l’a crié assez haut. Ah ! Roger ! Roger ! avec votre air calme et vos prétentions à la sagessse ?…

— La personne dont vous parlez, mon cher Ernest, dit Roger, est digne de tous les respects, et je lui sais trop gré de son émotion pour pouvoir en parler en riant.

Mais sa voix fut couverte par celle de sa mère, qui s’écriait :

— Oh ! c’est une petite personne fort bien, mais… fort exaltée !

Puis elle se hâta de changer la conversation.

Dans tout le reste du public nombreux de la fête, il n’était guère question que du même sujet, et l’aventure du chien-lion, et la peur qu’on avait eu si vive, mais si courte, pâlissaient devant l’épisode du roman qui ouvrait aux imaginations et aux commérages tout un champ d’observations et de conjectures. On riait de la peur de celui-ci, de l’égoïsme de celui-là, des roueries du montreur de bêtes ; mais on abandonnait promptement ces sujets parfaitement définis et vite épuisés, pour en revenir à cet éclat de passion qui mêlait le drame à cette comédie.

On admirait sans réserve le courage de Roger, plusieurs, celui de Régine, mais ici le blâme abondait. Était-il convenable pour une femme, une demoiselle, de montrer des sentiments si vifs, si exaltés ? Les femmes la plaignaient de s’être à ce point compromise. On convenait que Roger Cardonnel devait avoir de plus hautes visées. — Qu’il l’aime ou ne l’aime point, ses parents ne la lui laisseraient jamais épouser, disait-on. — Quelques hommes entendus affirmèrent que cette petite était la maîtresse du fils Cardonnel ; il n’en pouvait être autrement. Tous enfin, avec cette aimable joie que l’homme éprouve à entamer délicatement son semblable quand il ne se livre pas à la volupté de le déchirer, répétaient le sourire aux lèvres : Quelle aventure ! bon Dieu, quelle aventure ! Et, dès le soir même, la nouvelle, portée par des hérauts innombrables, couvrait, à cinq ou six lieues à la ronde, le pays.

Ainsi était traité l’aimante et chaste Régine, punie, comme le sont presque toujours les femmes, d’aimer trop loyalement et trop ardemment. Devinant en partie ces rumeurs, elle se cuirassait de dédain et se disait :

— Il est sain et sauf, n’est-ce pas assez de bonheur ?

Cependant, monsieur Renaud, surpris et irrité des sentiments de sa fille et de l’éclat qui avait eu lieu, et croyant sa dignité paternelle intéressée à quelque acte d’énergie et d’autorité, parlait de sa plus grosse voix de mettre Régine au couvent. La bonne mère laissait passer l’orage, et soignait sa fille, toute souffrante encore de l’ébranlement qu’elle avait subi.


VI

DIVERS MOYENS DE PLAIDER UNE CAUSE.

Cette mémorable journée ne s’écoula point, sans qu’une explication orageuse eût lieu entre Roger et ses parents.

À peine madame Cardonnel était-elle rentrée, que sans souci de l’appel du dîner fait par la bonne, et tout en dénouant son chapeau, elle demanda à Roger de vouloir bien expliquer à son père et à sa mère, — Émilie avait été écarté de cet entretien solennel, — l’étrange sortie de la petite Renaud.

Roger, fort troublé ; car il avait réservé cet aveu pour des circonstances plus favorables, dut avouer qu’il aimait Régine et qu’ils s’étaient fiancés.

Pas n’est besoin de dire que madame Cardonnel tomba sur une chaise en levant les bras au ciel. Soit que ce geste ait été donné par la nature, soit qu’il ait été répandu par le théâtre, il paraît entré dans les nécessités d’exprimer de la douleur, quand surtout cette douleur ne tient pas à se laisser ignorer. Madame Cardonnet ne tenait qu’à se répandre, elle frappa impitoyablement sur le culte de Roger.

Régine… une fille de marchand ! une boutiquière ! une petite sotte ! sans éducation, sans manières, sans fortune ! Mais c’était de la folie ! Cela ne supportait pas l’expression ! Il devait en rougir lui-même ! Lui, Roger Cardonnel, appelé à un si brillant avenir !… Ce n’était pas possible ! Il n’y avait pas songé ! Il s’était laissé aller à l’entraînement d’une amitié d’enfance pour cette petite effrontée, car l’éclat qu’elle a fait lui mérite ce nom…