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de sortie, au bout duquel se pressait déjà et se bousculait la foule, cherchant à fuir par la porte étroite. Cette fois, les pauvres étaient les favoris du sort : tout le flot des troisièmes devait s’écouler avant celui des secondes, et enfin celui des premières pût sortir de ce lieu, qui allait devenir sans doute une scène de carnage. Ernest, franchissant les bancs, sans pitié pour ceux qu’il écrasait, criait en vain : a Place ! place ! Laissez passer la famille Jacot de la Rive ! » sans prêter d’ailleurs aucun autre secours aux siens que de les engager à le suivre. Mais déjà Roger, s’armant d’un des bancs longs qui étaient placés sous les pieds des spectateurs des premières, s’était élancé en criant : « À moi, les hommes de cœur ! Arrêtons-le ici le plus longtemps possible ! » Et, en deux bonds, il était arrivé devant le lion, au moment où celui-ci enfilait le couloir et lui avait barré le passage en brandissant d’un air menaçant le banc de chêne, mais sans le frapper, car Roger, avec autant de sang-froid que de courage, pensait que cette bête, domptée et apprivoisée, pouvait être intimidée facilement et qu’il valait mieux ne pas l’irriter.

À l’appel de Roger, cinq hommes seulement répondirent en accourant. C’étaient Gabriel, armé d’un couteau-poignard à lame brillante ; Joseph, un paysan et deux autres ouvriers. Le dompteur, qui tournait le dos aux cages, n’avait été averti de la sortie de son lion que par les cris de la foule ; il était accouru. Mais l’animal, déjà engagé dans le couloir, ne pouvait subir l’influence de son regard ; les yeux fixés sur ceux qui lui barraient le passage avec des intentions évidemment agressives, il s’était arrêté, mais grondait sourdement. Les cris de la foule semblaient l’irriter ; il montrait les dents et restait parfaitement sourds aux appels de son maître, qui, le tirant par la croupe, lui disait :

— Jack ! Jack ! ici, gredin ! tout de suite ! et s’interrompait pour crier à la foule de toute sa voix.

— Rassurez-vous, messieurs, mesdames, il n’est pas méchant, il ne vous fera aucun mal !

Toutes ces actions avaient été presque simultanées et ce qu’il faut des minutes pour décrire n’avait duré qu’un instant. Mais pourtant, dans ce choc si brusque, dans cet affolement de terreur, bien des âmes surprises. avaient déjà laissé échapper le secret de leurs défaillances ou leurs ardeurs. La plupart, lâchement n’avaient songé qu’à eux-mêmes ; quelques-uns avaient couvert de leur corps l’être qui leur était le plus cher ; plusieurs, tout en pâlissant, avaient gardé quelque dignité d’attitude ; les autres avaient bêtement hurlé, follement lutté pour disputer à leurs semblables la chance de n’être pas dévoré. Mais, si âpres que fussent les cris et l’effarement de cette foule, il y en eut peu qui n’entendirent un cri de désespoir et d’amour, jeté avec une puissance d’intonation, une éloquence d’accent indicibles.

— Roger !!!

Et l’on vit Régine Renaud s’élancer, encore plus prompte que Gabriel, Joseph et les trois autres braves, vers Roger ; mais elle fut saisie et retenue dans cet élan par son frère, auquel monsieur Renaud accourut prêter main-forte.

— Laissez moi, s’écriait-elle, laissez-moi mourir avec lui ! je le veux !

Se voyant dominée par une résistance invincible, elle s’agita désespérément, poussa un cri déchirant et s’évanouit. Tout cela sous les yeux des Cardonnel, des Jacot de la Rive et autres, qui franchissant les bancs des premières, se pressaient confusément sur ceux des secondes, et à qui la peur, bien qu’elle fût vive, n’avait point ôté l’usage de leur sens.

Le grondement du lion, bien que peu formidable et fort sourd, avait encore éperonné la terreur de la foule ; les cris de ceux qu’on meurtrissait dans la lutte pour la vie sauve retentissaient déjà, augmentant l’horreur de ce tumulte, et monsieur Jacot s’écriait en vain, d’une voix altérée : « Place ! place ! laissez sortir les dames ! » en poussant devant lui sa femme et sa fille et en les serrant de près. Tout son prestige avait disparu, on ne l’écoutait pas ; quand tout à coup, du petit groupe intrépide qui disputait le passage à l’animal féroce, partirent de grands éclats de rire. Ils retentirent aux oreilles des derniers fuyards comme une chose folle et invraisemblable ; on s’arrêta cependant, et les rires continuant de plus belle, plusieurs des moins ahuris, monsieur Jacot en tête, revinrent sur leurs pas, et virent, à la place du lion de l’Atlas, un magnifique chien de montagne de la plus grande espèce, dont la figure bonne et loyale, bien qu’empreinte d’une certaine irritation, sortait, comme d’un collier de fourrures, de l’énorme perruque du fauve, qu’il venait de rejeter avec ses pattes, afin sans doute de se rendre la vue plus claire pour le combat.

Les explications, les exclamations, les rires se croisèrent. Le dompteur, humilié et désespéré, finit par se faire suivre de Jack, devant qui ses adversaires avaient abaissé leurs armes, non par mépris, car il restait encore un monarque parmi les chiens, mais en hommage aux qualités morales et civilisées de sa race. Maintenant la foule, sous une impulsion contraire, commençait de réaffluer à l’intérieur ; mais monsieur Jacot, reprenant l’exercice de son autorité, fit évacuer la baraque, où il ne resta bientôt plus dans un coin que cinq ou six personnes autour de Régine encore évanouie.

Le cri de celle qu’il aimait avait atteint l’oreille de Roger au moment où il faisait face au lion, pensant être sa première victime. Après la découverte qui faisait cesser tout danger, lui seul ne rit pas et ne trouva pas une parole à proférer ; il se retourna, cherchant Régine des yeux, et l’ayant aperçue courut à elle. Mais, pour la première fois, il reçut des Renaud un accueil farouche.

— Que voulez-vous, monsieur ? lui demanda le père de Régine d’un ton glacial.

— Roger, lui dit à voix basse madame Renaud, il y a eu comme cela assez de scandale. Allez-vous-en bien vite !

Elle soufflait sur le front de Régine, pâle comme une morte, tandis que le père lui frappait dans les mains, et que deux ou trois amies donnaient des conseils ou se lamentaient. Lucette, profitant de ce que le passage devenait libre, avait couru chercher de l’eau.

— Je vous en supplie, dit Roger d’une voix contenue, que son premier regard me revoie vivant ! Sans cela, elle souffrirait encore, et moi, je ne puis l’abandonner ainsi !

— Ah ! Roger, ce n’est pas la dernière fois que vous la ferez souffrir ! dit madame Renaud d’une voix triste.

Mais, à cet instant, le jeune homme avait saisi la main de sa fiancée et la pressait doucement. Il souffrait de ne pouvoir la prendre lui-même dans ses bras, sûr que ses baisers, sa voix, sa puissance d’amour, l’eussent mieux rappelée à la vie que tout ce que d’autres pouvaient faire. Il sembla toutefois que, par une télégraphie secrète, ce toucher eût porté au cœur de Régine le battement du cœur de Roger ; elle fit un mouvement, ses paupières vacillèrent et sa bouche exhala un soupir. Lucette rapportait de l’eau. Sous les ablutions bienfaisantes dont son front fut baigné, la jeune fille rouvrit les yeux. Elle vit Roger, une exclamation faible lui échappa, et bientôt, en même temps que la couleur revenait à ses joues, des larmes abondantes coulèrent de ses yeux.

— Maintenant partez, Roger, dit madame Renaud.

Il s’inclina, serra encore une fois la main de Régine en échangeant avec elle un long regard, et il partait, quand, à la porte de la ménagerie, il se heurta presque avec sa mère, qui rentrait.

— Je te cherchais, lui dit-elle vivement ; que fais-tu ici ?

— Régine s’est trouvée mal…