par les ans. Ces places étaient assignées aux spectateurs. pendant les exercices du dompteur ; car autrement, — un cicerone placé à la porte donnait des détails d’un ton plein de générosité et de courtoisie, chaque personne pouvait entrer dans l’arène et défiler à son aise devant les cages, en admirant les terribles animaux.
— Entrez, messieurs ; avancez, mesdames ! Allez considérer le roi des forêts, le lion de l’Atlas, le tigre du Bengale, l’hippopotame du Nil, le boa constrictor, la panthère de Java, le kanguroo d’Australie, et le pélican blanc, victime d’amour maternel, et la sarigue qui porte ses petits dans son sein, et le serpent à sonnettes, et le dragon volant, et le vampire ; oui, messieurs, mesdames, un vampire ! Mais ne craignez rien ; vous sortirez de cet antre de tous les monstres de la création, sains et saufs comme vous y êtes entrés, avec la mémoire ornée de choses étonnantes que vous y aurez vues. Défilez, messieurs ; mesdames, défilez !
Au moment où entraient les Jacot et leur société, quelques personnes occupaient déjà l’arène. C’étaient Régine, Lucette et madame Renaud, avec Adalbert, Joseph et quelques autres. Régine et Roger échangèrent un rapide coup d’œil ; puis les Renaud, cédant la place aux nouveaux arrivants, allèrent se placer au premier banc des secondes. Joseph resta, un moment encore, près de la cage du lion, qu’il considérait avec une attention étonnée. Le roi des forêts, mangeait tranquillement les bribes d’un gâteau que lui avait jeté Lucette, et paraissait y prendre autant de plaisir qu’à la proie la plus saignante.
Dans cet exercice, il passait sa langue sur ses lèvres, et montrait ses dents blanches, et c’étaient justement. ces dents qui absorbaient l’attention de Joseph. Le jeune homme, en voyant entrer dans l’arène le flot des nouveaux visiteurs, se retira jusqu’à la balustrade qui séparait l’enceinte des bancs des spectateurs, et continua de contempler de là le lion de l’Atlas. Roger se trouvant près de lui, un moment après, et lui ayant dit bonjour :
— Monsieur Roger, avez-vous remarqué la mâchoire de ce lion ? c’est bien étonnant.
— Peut-être n’est-il pas de l’Atlas, dit Roger en souriant.
— Qu’est-ce ? demanda Ernest.
— Le lion offrirait une variété de mâchoire qui inquiète ce jeune naturaliste.
Ernest jeta sur Joseph un regard de dédain.
— Ah ! c’est peut-être que les lions de Bruneray ne sont pas faits comme cela ? Mais comment donc ? Il est superbe, ce lion. Oui, ma foi ! cela vaut la peine. Regardez quel port de tête, quelle magnifique perruque ! et comme on sent bien dans ses yeux le calme de la force et la majesté de la grandeur ! Ah ! se trouver seul à seul, dans une gorge de l’Atlas, avec cette royale bête. et un bon fusil !… C’est cela qui s’appelle chasser. Jules Gérard seul a connu les vrais émotions de l’art cynégétique ! Dis donc, papa, si j’allais chasser l’année prochaine dans l’Atlas ?
— Oui, nous avons le temps de voir ça, répondit monsieur Jacot d’un ton peu inquiet de cette fantaisie.
— Que trouvez-vous d’extraordinaire dans la mâchoire de ce lion ? demanda Roger à Joseph.
— Vous savez bien, monsieur, que le lion a d’énormes incisives et les molaires très-reculées, outre des crocs très-puissants ; tandis que celui-ci a les dents plus petites, plus longues et moins espacées. On dirait presque…
— Hein ? demanda Ernest en s’adressant à Roger, comme s’il n’eût pu causer sans intermédiaire avec ce nouveau croquant. »
Roger lui transmit l’observation de Joseph.
— Ah ! ah ! ah ! ricana le jeune Jacot ; mais pas du tout, c’est tout le contraire ! Ce lion a bien la mâchoire de sa race et particulièrement de celle de l’Atlas. Et comment ne l’aurait-il pas ? Eh ! eh ! eh ! savez-vous, mon cher Roger, que les naturels de votre pays sont étonnants ! (Il s’approcha de la cage et donna de sa cravache sur le nez du lion, qui gronda en montrant les dents.) Parfaitement ! Voilà bien les mâchoires puissantes et les dents aiguës qui emportent le buffle ou l’antilope. Ah ! brave bête, va !
— Il ne faut pas l’irriter, monsieur, dit le cicerone.
Joseph s’était retiré depuis un moment et était allé s’asseoir aux secondes places, non loin des Renaud. On annonça alors que les exercices allaient commencer, et le dompteur apparût, vêtu d’un gilet de peau et d’un pantalon collant, la tête nue. Il montra tour à tour son tigre royal, dont il fit l’histoire en récitant Buffon, sa panthère de Java, son kanguroo, sa hyène et son chacal, dans la cage desquels il entra et qu’il fit courber sous sa cravache.
— Et l’hippopotame ? dit une voix.
L’hippopotame, messieurs, nous avons dû le laisser en route, vu la quantité d’eau qu’il faut pour le bain de cet animal.
On se mit à rire, et une autre voix reprit : die
— Et le boa constrictor ?
— Le boa ? Vous allez le voir, messieurs.
Et le dompteur, soulevant un gros tapis, montra un énorme et informe boyau replié.
— Il est empaillé ! cria-t-on.
— Non, messieurs, il dort ; c’est la pluie de tout à l’heure qui l’a plongé dans cette léthargie. Ce n’est pas ma faute, vous comprenez. Donnez-moi le soleil de la zone torride, et alors vous fuiriez, messieurs, mesdames, devant ce monstre, pour qui l’homme n’est qu’une bouchée.
Malgré ces éloquentes paroles, il y eut des murmures et des rires.
— Il est mort ? — Il est empaillé ! crièrent encore quelques voix ; et l’on réclama le sarigue.
— Il est en couches ! répondit une autre voix des troisièmes, celle d’un loustic d’atelier.
Monsieur Jacot formalisé qu’on osât ainsi plaisanter en sa présence, tourna la tête vers les troisièmes, qui se turent.
— Messieurs, je ne sais dire que la vérité : je dois donc avouer que le sarigue est mort d’un accident déplorable ; mais sa dépouille m’est restée, et vous l’allez voir, messieurs, tel qu’il était dans sa vie, absolument, à cela près qu’il est mort.
Il tira le rideau qui cachait le sarigue ; les rires et les murmures continuèrent.
— Le vampire ! le vampire !
— Messieurs, cria le dompteur d’une voix éclatante, je vais entrer dans la cage du lion.
Devant l’émoi que promettait ce spectacle, les sarcasmes tombèrent et le plus profond silence régna.
On vit en effet l’homme, armé d’un simple bâton, entrer dans la cage du roi terrible des animaux et le soumettre à ses moindres signes. Le lion donna la patte, se mit à genoux, se coucha, rampa, reçut dans sa gueule le bras du dompteur et lui lécha la main. On poussa des cris d’admiration. Les femmes pâlissaient ou haletaient, et Adolphine, car Gabriel et les sœurs Forel venaient d’entrer aussi dans la baraque, — Adolphine menaça même de se trouver mal. Le dompteur sortit enfin, aux applaudissements de tous les spectateurs, et, pour prolonger son triomphe et la bonne humeur du public, il se mit à faire faire à un singe des exercices, accompagnés d’un soliloque bouffon, qui excitaient les rires et les bravos de tous les groupes.
Quand tout à coup un grand cri s’élève, un grand cri de terreur : Le lion ! le lion !
Le lion était sorti de sa cage, dont la porte avait été laissée ouverte par le dompteur.
Aussitôt c’est un tumulte indescriptible ; tout le monde est debout, et les cris de terreur deviennent frénétiques lorsqu’on voit le lion s’engager tout droit dans le couloir