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ainsi, battant le jardin en tous sens depuis dix minutes, quand, à l’entrée d’un pré attenant, sous de grands chênes, ils virent le chevalier, Régine et…

— Roger ! cria Lucette en prenant sa course, et elle lui sauta au cou.

C’était une habitude de quinze ans, presque toute la vie de cette fillette.

— Comment ? te voilà !

En dépit des recommandations de madame Renaud, le tu lui échappait souvent encore.

— On ne vous attendait que ce soir… à Bruneray. Comment avez-vous su que nous étions là ?

— Il nous a vus, parbleu ! dit le chevalier, Régine et moi, nous nous trouvions près de la barrière quand le train a passé.

— Et alors il est descendu ? Ah ! c’est bien gentil, cela, Roger. Eh bien ! tu… vous ne donnez pas la main à Joseph ?

Car Roger se contentait d’un simple :

— Bonjour, Joseph, accompagné il est vrai d’un sourire tout amical.

Sur l’injonction de Lucette, il sa hâta de donner la main au jeune paysan, mais ce ne fut pour celui-ci qu’une simple formalité.

— Vous le voyez, Régine, dit à demi-voix le chevalier à sa jeune compagne, tandis qu’ils revenaient ensemble du côté de la tonnelle, nous sommes déjà découverts. Heureusement j’étais près de vous. Mais votre sœur n’eût pas cru facilement au motif que vous vouliez donner à votre absence, et, en dehors d’elle, vingt paires d’yeux auront signalé la descente de Roger à cette station, si proche de la Bauderie. Dans un pays comme le nôtre, il faut avoir tout juste autant de cervelle qu’une perdrix, qui pense n’être pas vue parce qu’elle se cache la tête, ou que des amoureux qui n’ont pas de tête du tout, pour imaginer avec mystère des rendez-vous aussi apparents…

— Ne m’accablez pas, méchant homme ? répondit la jeune fille ; je vous ai déjà dit que je n’étais dans tout ceci que l’humble exécutrice d’une volonté supérieure à la mienne…

— Ah ! Régine, c’est que cette volonté vous plaît fort !

Elle baissa les yeux en rougissant.

— Vous avez raison sans doute, et j’ai peut-être tort ; cependant, je n’ai pas encore compris comment on peut, lorsqu’on aime, résister au désir de celui qu’on aime. pour des considérations étrangères à l’amour ou à la conscience.

— À qui le dites-vous ? répondit le chevalier en soupirant, puisque je vous laisse moi-même ordonner de moi tous deux comme vous le faites. Cependant je ne suis pas tout à fait tranquille. Votre mère me l’avait accordé à moi ce rendez-vous, mais ce n’était pas pour le donner à Roger. Voyons, enfants, ne me brouillez pas avec vos parents. C’est une amitié de quatorze ans, une amitié que vous-mêmes vous avez faite, et me voilà vieux.

— Pardon, cher ami, dit-elle en lui serrant vivement la main, j’y penserai désormais, et cela m’aidera à résister à une tyrannie qui, vous le dites bien, m’est trop chère. Quant à notre amitié à nous, oh ! vous l’aurez toujours et bien vive ; toujours, n’est-ce pas, Roger ?

Car il était déjà venu les rejoindre, usant de ses droits sans réserve, et si beau, si éclatant de bonheur, de l’heure si douce qu’il venait de passer près de sa Régine, que le chevalier ne songeant plus, après les avoir grondés, qu’à les gâter de nouveau, se hâta de les laisser ensemble.

Quelques heures après, Roger prenait le train par lequel il était attendu à Bruneray, et les demoiselles Renaud se mettaient en route pour revenir à pied en passant par la campagne du chevalier, laquelle n’était séparée de la leur que par un chemin très-court. Leurs amis les accompagnèrent jusqu’à une faible distance de Bruneray. Quand elles furent seules, Régine rompit le silence :

— Je suis sûre que madame Cardonnel serait mécontente, si elle savait que nous avons vu Roger avant elle.

— Bien sûr ! dit Lucette.

Et, regardant sa sœur, elle reprit d’un petit ton protecteur :

— Sois tranquille, va, pauvre chatte, ce n’est pas moi qui le dirai.

Ce mot amena une coloration sur les joues de Régine ; mais elle se tut, et le silence régnait entre elles depuis un moment, quand Lucette reprit : "

— Oui, mais Joseph ?

— Oh ! Joseph n’est pas bavard.

— Oh ! non.

— Et puis il ne voit pas les Cardonnel.

— Et pourquoi cela ! Il est aussi instruit… plus instruit, je le parie, et mieux élevé qu’aucun des jeunes. messieurs de Bruneray !

— Oui ; mais il est le fils d’une paysanne, et tu sais bien comment sont les gens. Moi aussi, je trouve cela injuste, et, pour moi, Joseph est le fils adoptif du chevalier.

Lucette ne répondit rien ; mais, passant le bras autour de sa sœur, elle l’embrassa.

— Fais donc attention, chère petite folle, nous voici tout près des maisons ; on ne s’embrasse pas sur les chemins. Allons, prenez votre air sage et tâchez d’avoir l’air d’une demoiselle.

— Sage ! sage ! Eh ! je le suis peut-être autant que les autres, si je n’en ai pas l’air.

Régine, à ces paroles, rougit péniblement.

— Que veux-tu dire ? demanda-t-elle.

— Pardonne-moi, petite sœur ; je ne l’ai pas dit exprès. Je n’ose plus t’embrasser à présent, mais j’en aurais bien envie.

Elle rougit alors à son tour, comme d’un souvenir, et reprit d’une voix douce et confidentielle, en se serrant contre sa sœur :

— Vois-tu, je dis trop, en effet, tout ce qui me passe par la tête, et je ne m’aperçois qu’après que je n’aurais pas dû le dire ; quelquefois même encore, je sens que j’ai dit une sottise, sans trop savoir pourquoi… et j’en Suis si fâchée !… Oui, vrai, que je suis encore une petite fille ; mais il faudra que je devienne raisonnable comme une femme à présent, et il est bien temps, n’est-ce pas, Régine ? Aide-moi, petite sœur. Si tu savais comme je l’aime ! Je t’aime ce soir encore plus qu’à l’ordinaire, vrai !… Allons, tu vas voir comme je vais être à présent une personne sérieuse, imposante, et pour commencer…

Elle ramena autour d’elle les plis de son mantelet et de sa robe, se redressa gracieusement, et les deux sœurs, aux bras l’une de l’autre, firent d’une manière irréprochable leur entrée dans Bruneray.


V

QUELLE AVENTURE ?

Le 20 août, c’était la fête patronale des Vreux, le village, autrefois propriété du château, qui reposait dans un creux de la colline, sur le versant opposé à Bruneray.

Et, bien que petit fût le village, c’était une grande fête, où l’on venait de quatre et cinq lieues à la ronde, tant à cause du saint, bien posé en paradis, que d’une fontaine également pleine de vertus ; mais plutôt pour