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— Alors, c’est donc madame Cardonnel toute seule qui y tient ? Moi, j’aime mieux le chevalier. Eh bien ! vous ne m’avez pas dit, à propos, comment ce papier huilé peut faire mieux mûrir les raisins ; il me semble au contraire que ça doit les en empêcher, puisqu’ils sont ainsi à l’ombre.

— Joseph vous expliquera cela, répondit monsieur de La Barre, et il s’éloigna, donnant le bras à Régine.

— Allons, monsieur le savant, demanda Lucette.

Joseph, d’une voix émue, mais en termes clairs et simples, donna scientifiquement l’explication demandée, et Lucette demeura silencieuse. Son exubérance était tombée tout à coup. Était-ce la cause de leur solitude ? Mais elle-même n’en savait rien. Joseph, plus timide qu’elle, se taisait également. Elle reprit enfin :

— C’est le chevalier, Joseph, qui vous a appris tout ce que vous savez.

— Oui, mademoiselle ; c’est lui qui m’a enseigné à lire, à écrire, à dessiner, et qui, lorsque j’étais tout petit, en causant avec moi, m’apprenait sans cesse quelque chose. Maintenant, nous étudions ensemble ce qu’il ignorait lui-même, et ses conversations m’aident toujours à voir plus loin. Oh ! ce que je lui dois, à lui, c’est difficile à dire, allez ! Il n’y a que moi qui sache combien il est bon ! et quel noble esprit !…

Sa voix était pleine d’émotion, des larmes lui vinrent aux yeux. Lucette resta muette un instant, un peu embarrassée ; elle n’était sans doute pas sans savoir, comme savent les enfants (connaissance pleine de mystères), ce qu’on disait de la naissance de Joseph. Elle reprit ensuite :

— Oh ! oui, vous devez bien l’aimer et vous trouver très-heureux !

— Je ne sais pas si je suis heureux, dit Joseph ; mais je sais que je l’aime bien.

— Comment ! vous ne seriez pas heureux, Joseph ? Et pourquoi ?

— Oh ? je ne dis pas… seulement, je pense quelque-fois que si je venais à perdre monsieur de La Barre… Il me semble que je voudrais mourir aussi.

Lucette regarda Joseph avec de grands yeux.

— Quoi vous n’aimez donc que lui au monde ?

Le jeune homme ferma les yeux sous ce regard, qui sembla le suffoquer, et ne répondit qu’un instant après :

— … Si il y a ma mère, mon frère Gabriel, et ma sœur… Ils m’aiment bien aussi ; mais, excepté eux…

— C’est déjà beaucoup, dit Lucette, que l’émotion du jeune homme gagnait, elle ne savait trop pourquoi. Mais bien d’autres peuvent vous aimer… plus tard.

— Je n’y compte pas, mademoiselle Lucette…

— Et pourquoi donc ?

— Voyez-vous… je suis content de l’éducation qu’on m’a donnée, mais… il y a aussi des inconvénients… Les bourgeois d’ici me méprisent comme paysan. Et pourtant, dit-il en s’animant, il y en a parmi eux que je trouve grossiers et ignorants, moi, si peu que je sache… Les paysans… ils me méprisent aussi… d’un côté… et ils m’envient de l’autre. Et moi, qui les aimeraient, s’ils le voulaient bien, je ne les trouveraient pas suffisants pour moi. Ne comprenez-vous pas, mademoiselle Lucette, que c’est un malheur de n’avoir pas de pareils ?

Il se tut, et deux grosses larmes roulèrent sur ses joues. Lucette, fort émue, tendait la main vers lui, quand lui-même, se précipitant vers elle et serrant cette main qu’il lâcha bien vite :

— Oh ! je vous en prie, ne répétez à personne, ne répétez jamais ce que je viens de vous dire là. Le chevalier serait chagrin de penser que ses bienfaits ne me rendent pas tout à fait heureux, et d’ailleurs je le suis, je suis heureux malgré tout. Il ne faut pas croire… cela m’est venu tout à l’heure, depuis un moment, et je vous l’ai dil, parce que vous me l’avez demandé ; mais je ne m’en étais jamais dit si long. Oh ! mademoiselle Lucette, ne vous moquez pas de moi !

La gentille enfant leva sur lui des yeux tout humides :

— Comment pouvez-vous me dire cela, Joseph ? Ne voyez-vous pas que, moi aussi, j’ai envie de pleurer ? et je voulais même vous embrasser, mais je ne suis plus une petite fille.

À peine eut-elle dit cela, que ses joues se couvrirent de rougeur, jusqu’à son front et à son cou, tant elle fut confuse. Alors elle ajouta vivement en détournant la tête :

— Asseyons-nous, car il fait si chaud ! et puis nous avons beaucoup travaillé.

Ils s’assirent sur un des bancs ménagés sous la tonnelle, et Joseph, toujours très-ému, reprit :

— Vous êtes bonne ! je sais bien que vous êtes bonne ! et c’est pourquoi je vous ai parlé tout à l’heure sans le vouloir. Mais à présent, j’en suis tout honteux ; je crains qu’en y repensant….

— Eh bien ! quelle idée voulez-vous que j’aie en y repensant ? dit-elle en levant sur lui un regard de reproche. Vous me croyez mauvaise à la réflexion apparemment ?

— Oh ! non, c’est que je crains d’avoir été ridicule, parce que… Je ne pleure jamais devant personne, savez-vous ?… Mais vous ne pouvez pas le croire !

— Si, puisque vous le dites, Joseph ; et alors j’en serai contente, parce que je croirai que si cela vous est arrivé avec moi, c’est que vous m’aimez…

Elle s’arrêta et rougit encore. Joseph avait fait un mouvement, et, baissant la tête sur sa poitrine, il dit presque à voix basse :

— Oh ! oui… Puis il rougit de même.

Alors Lucette se mit à causer très-vite et à faire elle. aussi des confidences à Joseph. Elle trouvait comme lui que l’orgueil était une sottise, et que les dames de Bruneray n’avaient pas tout l’esprit qu’elles auraient dû avoir.

— Elles sont continuellement à se gêner les unes, puis les autres ; elles ne vivent pas pour elles-mêmes, pour leurs enfants, pour leur mari, mais pour savoir ce que qu’on dit d’elles et ce que font les autres. On ne voit pas les gens qu’on aime, on les dédaigne pour ceux qu’on n’aime pas. Oh ! moi, je suis bien contente de n’être pas une dame de ce genre-là ; et pourtant cela ne me sert guère, car c’est assez triste au moins de passer sa vie dans ce magasin sombre, où il fait noir en plein midi, et je conçois bien, quoi qu’en dise papa, que les gens aiment mieux n’y pas entrer et aller dans l’autre. C’est si bon, la lumière, la clarté, l’espace ! Nous deux, ma sœur et moi, notre vie n’est pas bien gaie pour des jeunes filles ; nous ne sommes pas invitées aux fêtes du monde, nous autres, parce que nous sommes des marchands, et d’un autre côté, la fierté aussi nous empêche d’aller aux bals où dansent les ouvriers et les ouvrières. Voilà à quoi cela sert.

— Vous aimeriez donc beaucoup aller au bal, mademoiselle Lucette ?

— Oh ! oui, j’aimerais tant à danser, avec une robe de tulle rose ou bleue… oh ! blanche aussi, cela ne ferait rien ; une robe blanche est très-jolie, mais avec une ceinture rose alors et des roses dans les cheveux. Oh ! j’aime tant le mouvement ! C’est pourquoi je ne puis pas souffrir la ville et le comptoir. C’est si beau d’être au soleil, de marcher, de courir, de vivre au grand air !

— Alors vous voudriez vivre à la campagne ?

— Oh ! je crois bien ! et être fermière, quel bonheur ! Joseph ne répondit pas ; mais ils rougirent encore de compagnie, et Lucette se leva, comme part des guérets un oiseau effarouché, en s’écriant :

— Mais où sont-ils donc, Régine et le chevalier ?

Et elle fila dans la tonnelle, si rapidement que Joseph, plus absorbé, surpris par ce brusque départ, ne la rejoignit que dans l’allée voisine. Ils marchaient