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il faut faire comme tout le monde. S’ils veulent de la camelotte, donnez-leur-en. C’est votre affaire de gagner. et vous n’en avez pas d’autre. Le public veut du luxe, faites du luxe ; il vient à la réclame, faites de la réclame ; ayez autant de charlatanisme que le Parisien, et, si vous le pouvez, davantage. Laissez le bon, prenez le clinquant. Tant pis pour les imbéciles ; c’est leur faute s’ils sont attrapés. Ah ! ajoutait-il comme à lui-même en clignant de l’œil et en haussant légèrement les épaules, si je m’en mêlais, c’est moi qui voudrais te le couler, le Parisien !… Mais, bah ! vaut mieux autre chose.

— Je ne veux pas déshonorer le commerce, moi, répondait monsieur Renaud aux conseils de son fils. Tant pis pour les fripons, je n’en veux pas être.

Et il gardait héroïquement sa vieille devanture aux vitres étroites, ses draps solides et chers, ses laines pures, ses popelines véridiques, ses cotons bon teint et ses toiles honnêtes, soigneusement empiles et défendus contre l’air et la poussière par des enveloppes de toile ou de papier. Il se mettait en fureur si on lui disait, du prix d’une étoffe, que c’était trop cher, et que l’on en trouvait à moitié prix au grand magasin.

— Alors il faut acheter au grand magasin, disait-il, autrement vous feriez une grosse sottise.

Et il pliait l’étoffe brusquement. Sa femme avait beau lui représenter qu’on ne prenait pas les mouches avec du vinaigre et autres aphorismes semblables ; elle avait beau se montrer bonne, empressée, aimable pour tous, de jour en jour telle ou telle pratique rebutée sortait de la boutique pour aller au grand magasin, où l’on était reçu avec tant d’honneurs et des manières si insinuantes par de si jolis commis ou de si belles demoiselles, qui avaient tout l’air de grands seigneurs, et avec lesquels on n’osait pas même marchander ; mais qui pourtant vous laissaient tout étonné d’avoir acheté à si bon marché pour une si grosse somme.

Cet état de choses ne contribuait pas à faire de Régine un parti sortable pour le fils des Cardoonel, et vraiment personne n’avait idée de cela. On n’avait pas été pourtant dans les deux familles, et même au dehors, sans ressentir quelque peu l’ardeur de ce feu qui couvait depuis si longtemps déjà par le silence et les précautions des deux amants. Quelquefois madame Cardonnel observait Régine d’un œil soupçonneux et presque hostile, souvent madame Renaud regardait sa fille en rêvant ou en soupirant ; mais ni l’une ni l’autre ne croyaient qu’à une sympathie secrète, un peu trop vive, et fatalement destinée à céder de part et d’autre devant la force des choses et, selon l’expression des Cardonnel, devant les lois de la raison et des convenances : la raison, qui ordonne aux fils de famille d’être plus riches que leur père, et les convenances, qui font de l’union familière une affaire de lucre et de vanité.

Quant au baron de La Barre, il habitait maintenant une métairie achetée trente-cinq mille francs aussitôt après la vente du château, c’est-à-dire avant la hausse considérable sur les terrains qui s’était produite à partir. de la construction de l’usine et du chemin de fer. Il possédait là vingt hectares de bonnes terres en prés, labourages et bois, outre les bâtiments d’exploitation, et s’était mis à faire de l’agriculture.

Au lieu de se faire bâtir, avec l’argent qui lui restait, une maison bourgeoise, qui l’eût laissé sans le sou, le descendant de l’illustre famille de La Barre des Vreux, au grand déplaisir de madame Cardonnel, au scandale de tout Bruneray, s’était logé tout bonnement dans l’humble maisonnette des anciens fermiers, après l’avoir fait crépir à l’intérieur et aménager au dedans, d’une manière propre et comfortable. C’était une horreur ! « Car enfin imaginez-vous, madame, une maison qui fait suite à la grange aux bœufs, sous le même toit, une simple maison de métayer ! Allez donc là-dedans chercher un baron ! » Qui, cette inconvenance choquait vivement les sentiments de tous les gens comme il faut et même ceux des autres, il faut bien le dire ; car les préjugés ne vivent que du consentement et même de l’appui de ceux qui en sont les victimes. Ce fut bien pis, quand on vit le chevalier chausser l’hiver de gros sabots, l’été endosser la blouse, et souvent saisir la fourche et le rateau, en causant avec les travailleurs. Ceux-ci pourtant disaient avec plaisir : « Il n’est pas fier ! » Mais ça les gênait tout de même.

Dans sa tâche agricole monsieur de La Barre avait un aide précieux : c’était Joseph, le fils de sa gouvernante Marie Cardan, ce même petit garçon que Régine un jour avait admiré endormi au pied de la statue d’une ancienne madame de La Barre, contemporaine de Louis XV, Joseph, que les méchants appelaient le bâtard à Marie Cardan, que les malins désignaient à mi-voix sous un autre nom, — avait près de seize ans à l’époque où ils étaient venus s’établir à la Cerisaie ; tout en recevant chaque jour des ieçons du chevalier, il avait toujours travaillé, sous la direction de sa mère, aux travaux du jardinage, et il venait de passer une année chez sa sœur, mariée à un métayer du voisinage, afin d’apprendre à soigner le bétail et à labourer. Joseph avait profité à merveille de cette expérience, car c’était un garçon intelligent et de bonne volonté, et déjà l’on disait qu’il n’avait pas son pareil, pour tracer un sillon droit et profond et bien diriger son attelage.

Après avoir, pendant des années, décerné le blâme à Marie Cardan, on commençait à dire dans le pays qu’elle n’avait pas mal fait de s’attacher au chevalier ; car sans ça elle aurait vécu dans la misère, au lieu que tous ses enfants étaient bien élevés et bien placés. La fille Mariette, avait reçu du chevalier cinq cents francs de dot, plus son trousseau et son mobilier ; pour Joseph, il n’avait pas à s’inquiéter de son sort et l’on connaissait son héritage ; enfin l’aîné, Gabriel, bien qu’il eût quitté le pays, n’avait pas été abandonné, et on lui avait fait apprendre un bon état. En conséquence, Marie Cardan, devenue la mère de deux enfants bien placés et d’un futur propriétaire, voyait-elle maintenant les gens lui faire bonne mine et la traiter plutôt en fermière qu’en domestique, — on l’appelait bourgeoise, — et ceux-là surtout qui l’avaient le plus méprisée, quand elle était pauvre et insultée, étaient les plus empressés à la flatter. Elle souriait, de son air mélancolique et doux, ne faisant reproche à personne, mais n’ayant point l’air de se tromper sur la véritable cause de ces politesses, et elle restait quant à elle toujours la même, tranquille, patiente, réfléchie, parlant peu, mais parlant rarement sans donner un bon avis, agissant bien, et tenant la ferme non-seulement en bonne ménagère, mais en fermière intelligente. Elle représentait la pratique et l’économie, et Joseph et le chevalier, qui s’occupaient d’innover et d’améliorer, ne faisaient rien sans la consulter.

Depuis une année, Marie Cardan avait eu la joie de voir revenir près d’elle son fils aîné, Gabriel, qui, on l’a vu, l’avait quittée brusquement, à l’époque de la naissance de Joseph. Elle ne l’avait cependant jamais perdu de vue ; comme il était allé trouver son oncle à Chaumont, elle avait eu constamment de ses nouvelles et l’avait protégé à son insu.

Gabriel avait été placé dans une maison où l’on exigeait de lui un faible service et où il avait pu suivre l’école du soir. Plus tard, son oncle l’avait envoyé à l’école des arts et métiers de Châlons, où il était devenu mécanicien. Mais, au sortir de cette école, l’oncle lui avait révélé que c’était à sa mère seule, qui avait consacré à cela tous gages, qu’il devait tant de soins et son état, et non point à un parent qui, chargé d’enfants, n’eût pu le faire ; il lui avait en même temps remis une lettre de sa mère, écrite par Joseph. Gabriel, qui était vif, mais d’excellent cœur, avait pleuré, puis avait écrit à sa mère ; mais, ne se sentant pas encore le désir de la revoir dans la situation qu’elle s’était faite, il était parti