— Voulez-vous recevoir des lettres pour moi ? demanda rapidement Régine après un instant d’hésitation.
Les deux sœurs avaient tressailli de surprise.
— Des lettres pour vous, Régine ? et puis qu’on ne sache pas…
Et la plus jeune, celle qui parlait ainsi, Adolphine, s’arrêta, les lèvres ouvertes d’émerveillement, devant cette chose incroyable de la part d’une fille si posée et si raisonnable que Régine Renaud.
— Des lettres ? dit Marianne, d’un ton plus grave. Eh quoi ! vous voulez recevoir des lettres à l’insu de vos parents ?
— Oui, des lettres de Dijon, reprit Régine avec l’accent douloureux, fier et désespéré d’un confesseur de la foi devant ses juges.
— Oh !… dit Adolphine en joignant les mains et ouvrant les yeux, de l’air le plus ravi.
C’était comme si elle eût dit :
— Bon ! je sais tout maintenant, et c’est délicieux ! Roger Cardonnel !
— Vous écrivez à Roger Cardonnel ? demanda Marianne d’une voix plus basse.
— Oui.
— Ma chère Régine, vous savez combien nous vous aimons ; mais que diront vos parents, s’ils apprennent…
— Faites cela pour moi, Marianne ; et comptez ensuite à jamais sur moi. Voyez-vous, je ne puis pas croire que ce soit mal de s’aimer, surtout quand on ne peut pas s’en empêcher… Est-ce que cela n’est pas plus grand et plus sérieux que toute autre chose ?
— Elle a raison, s’écria Adolphine. Ah ! j’aime bien vous entendre parler ainsi, Régine.
— Est-ce que vous aimez, Adolphine, vous aussi ?
— Moi, non ; pas encore. Mais ça viendra, j’espère…
— Alors, vous ne pouvez pas savoir… C’est égal, je vous remercie. Pour mes parents, Marianne, vous se lez bien que ce n’est pas précisément contre leur volonté… Ils ne demanderaient pas mieux… et c’est seulement à cause des Cardonnel…
— Justement, reprit Adolphine, et pour moi je serai enchantée si ça réussit, à cause de mesdames Cordonnel. Peuh !… Elles sont si orgueilleuses ! Des manières ! comme leurs robes de soie qu’elles vont faire faire à Chaumont ! Elles savaient bien que nous les aurions tout aussi bien faites ; mais c’est un genre, et pour ça elles ne regardent pas à faire des sottises aux gens. Enfin, ce n’est pas pour ça, mais je vous demande si vous ne les valez pas ?
— Et si cela ne réussit pas, dit Marianne, si monsieur Roger plus tard ?… Dame, vous savez, les jeunes gens… Ah ! Régine, vous n’êtes pas prudente, et vous feriez mieux de lui dire d’attendre qu’il ait une position, et qu’il puisse vous épouser. S’il vous aime sérieusement, il peut bien attendre.
— Oui, pour qu’il l’oublie, c’est le moyen, dit Adolphine mécontente.
— S’il m’oubliait, que ce soit tout de suite ou plus tard, j’en mourrai de chagrin, reprit Régine ; mais il m’aime bien, et c’est pour cela qu’il ne peut pas se passer de m’écrire, Marianne, et moi, qui sais combien il en souffrirait, je ne puis pas le refuser.
Adolphine, transportée, embrassa Régine…
— Comme elle est gentille d’être si amoureuse que cela !
— Tais-toi donc, folle ! dit la sœur aînée.
Et d’une figure triste et sérieuse elle cherchait encore des objections ; mais voyant les yeux de Régine remplis de larmes, elle ne put y tenir et l’embrassa aussi en disant :
— Puisque vous le voulez, ma chère, je le ferai. Peut-être fais-je mal ? Mais je n’en sais rien, et je ne puis pas vous faire de la peine.
C’était donc grâce à cet arrangement que Régine et Roger avaient pu entretenir une correspondance active pendant deux ans et demi, jusqu’aux vacances de 1862 époque à laquelle Roger rentrait à Bruneray, muni du diplôme de docteur en droit. Désormais toutes ses études étaient achevées, et il ne s’agissait plus pour lui que d’entrer, comme le répétait invariablement monsieur Cardonnel, dans la carrière.
Le parti qu’il allait prendre était l’objet de grandes préoccupations, de tongs entretiens entre son père et sa mère, comme aussi bien avec leurs amis. Au premier rang de ces amis, ils plaçaient avec orgueil la famille Jacot de la Rive, dont la protection était la base de tous les plans échafaudés dans un sens ou dans l’autre, et entre lesquels Roger devait choisir. Mais on n’osait leur en parler à eux qu’avec réserve, de crainte d’importunité, et ce n’était qu’avec les bons et fidèles Renaud, comme les appelait madame Cardonnel, qu’on s’épanchait sur ce sujet en longues, en intarissables confidences, incessamment reprises, répétées, et dont en effet ils ne se lassaient pas, car il semblait que l’avenir de Roger fût une partie de leur avenir, à eux, et vraiment ils s’en occupaient plus anxieusement que de celui d’Adalbert, qui, toujours mauvaise tête, n’en faisant qu’à son idée, décourageait un peu leurs sollicitudes.
Cependant tout allait bien de son côté depuis quelque temps. Le drôle, — comme disait monsieur Renaud, — le drôle avait décidément quitté, en lui faisant d’assez grosses sottises, le petit boutiquier de Dijon chez lequel son père l’avait placé, et, profitant de son séjour à Bruneray, à l’époque de la mise en activité de l’usine, il était parvenu à obtenir une place dans les bureaux. Comment ? Par le crédit de monsieur Nauthonier, l’odieux ennemi des Cardonnel et par conséquent non moins haï des Renaud ! C’était là un crime, une lâcheté, que monsieur Renaud avait juré à son fils de ne lui jamais pardonner.
Toutefois, depuis dix-huit mois qu’Adalbert était entré en fonctions, il montrait une assiduité au travail, un zèle pour les intérêts du patron, qui lui avaient déjà procuré de l’avancement, et monsieur Renaud disait d’un ton radouci :
— C’est une mauvaise tête ! mais s’il se met dans l’idée de réussir, il réussira, et ça ne serait pas de trop, si toutes diables de nouveautés lui servaient au moins à quelque chose !
Ces diables de nouveautés étaient le cauchemar intime de monsieur Renaud, et non sans cause. L’ancien principal commerçant en lainage et rouenneries du vieux Bruneray avait vu presque toute sa clientèle le quitter, à mesure de l’introduction de ces nouveautés maudites, et du même coup son commerce assez florissant, tomber à plat. Les grandes glaces, le brillant étalage, les mirobolantes annonces, et surtout les invraisemblables bons marchés sur certains articles, qui de temps en temps donnaient la fièvre à tout Bruneray, poussaient la foule au grand magasin de la rue Neuve : À la Ville de Paris ! La foule, hélas ! et plus d’un ami, dont le cœur ne résistait pas à la vanité de se fournir au beau magasin, non plus qu’aux séductions des coquettes étoffes artistement étalées.
— Les imbéciles ! s’écriait monsieur Renaud, furieux, indigné. Ils ne voient pas que tout ça c’est de la camelotte, et que leur Parisien est un affreux charlatan ? Cinquante centimes le mètre ! vingt-cinq centimes ; demain, ça sera pour rien. Bon ! bon ! faites-vous des robes avec ça, vous en perdrez la façon. Des étoffes ramassées on ne sait où, dans les ventes, dans les faillites ! des malpropretés ! Mais, monsieur, moi qui vous parle, je ne vendrais pas ça à mon ennemi ; j’ai trop de cœur et d’honneur. Je ne crains pas, moi, qu’on vienne me reprocher que j’ai livré autre chose que du meilleur, des étoffes solides, qu’on pourrait tirer dessus à quatre chevaux et dont on ne voit pas la fin ! Oui, tenez, ça fait pitié de voir la sottise du monde au jour d’aujourd’hui !
— Tout ça, c’est bon, mon père, disait Adalbert, mais