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jugements humains ! Toutefois l’égoïsme à deux est un 1 charmant égoïsme ; et vous ne pousserez jamais à l’excès ni l’un ni Pautre ; j’entends : vous saurez aimer en dehors de votre amour. Eh bien ! Régine, soyez juste, je suis trop l’ami de vos parents à tous deux pour vous remettre des lettres à leur insu ?

— C’est vrai ! dit-elle tristement.

— Ah ! ce Roger ! il s’est dit : Heureux garçon qui ne fait rien ou pas grand chose ! il faut l’utiliser… Je ne demande pas mieux. Cherchez et trouvez… tout ce qu’il vous plaira, je suis à votre service, pourvu que ce soit ouvertement. Après tout, mes enfants, je me demande pourquoi ces mystères ? Vos parents sont au mieux ensemble, ils s’aiment, ils vous aiment ; il y aura, je le sais, quelques objections, mais ce ne pourra jamais être bien sérieux.

— Vous vous trompez, chevalier ; jamais monsieur et madame Cardonnel, madame surtout, ne consentirait à ce que Roger, sur lequel ils fondent de si grandes espérances, épousât la fille d’un simple marchand.

Monsieur de La Barre se mit à rire.

— Oui, reprit Régine, madame Cardonnel est une excellente femme ; je l’aime, je la respecte ; elle est la mère de Roger… Mais… je la connais bien : elle a un orgueil extrême et des préjugés… vraiment ridicules.

Monsieur de La Barre prit la jeune fille par la main.

— Régine !…

Et lui prenant encore l’autre main, et la regardant ainsi bien en face, de son air à la fois bonhomme et incisif :

— Régine, épouseriez-vous un paysan ?

Elle resta interdite, étonnée, confuse, et il se reprit à rire de bon cœur.

— Mais Roger n’est pas paysan ! dit-elle tout à coup, avec une vivacité mutine et en arrachant ses mains au chevalier.

— Voilà, dit-il, une charmante réponse ; mais elle ne conclut pas.

— Demandez-moi si j’épouserais un prince, et je vous répondrai la même chose.

— Ce qui ne conclura pas davantage sur la question. Alors dites-moi ce qu’en penserait monsieur Renaud ?

— Oh ! il refuserait, c’est certain.

— Parfait ; mais alors, mon enfant, dites-moi un peu. s’il faut croire sérieusement au progrès ? Car si l’esprit humain ne cesse d’être accroché à tel cran que pour passer à un autre et s’y accrocher encore… ça me paraît long, et peut-être indéfini… Notre terre est ronde… Et souriant, il regardait Régine comme pour l’interroger, avec l’intention évidente de continuer la conversation ; lorsque rencontrant le regard ému et rêveur de la jeune fille, dont la main, plongée dans la poche de sa robe, y caressait la lettre, le trésor de joies intimes, qu’il venait de lui remettre, le chevalier sembla recevoir le choc d’une autre pensée ; il se haussa les épaules à lui-même, et tendit la main à Régine :

— Adieu, mon enfant.

— Vous partez déjà ? dit-elle d’un ton languissant.

Le chevalier la regarda d’un air malicieux ; elle rougit, et il partit en souriant par la petite porte des Cardonnel, tandis qu’elle s’enfonçait, toute palpitante, avec sa lettre, sous l’abri des bais, coin déjà sacré, où, comme l’abeille à sa ruche, elle retournait porter de nouveau miel.

Il voulait lui écrire !… Il ne pouvait jeter incessamment dans le vide ses élans, ses pensées, qui toujours allaient. à elle ! Il souffrait trop de ne pouvoir la remercier, lui répondre, lui tout dire !… Et Régine, comment aurait-elle eu le courage de s’y opposer ? Noyée de bonheur sous le déluge de ses pages d’amour, appuyée sur les buis, les joues en feu, le cœur tout résonnant des paroles chéries, elle ne songeait qu’à une chose, trouver le moyen qui leur manquait.

Elle le trouva ; il n’en pouvait être autrement, et, dès le soir même, elle se rendait seule chez mademoiselle Forel, sous prétexte de la coupe d’un corsage de mousseline.

Mesdemoiselles Forel sœurs, deux jeunes filles de dix-huit et vingt et une ans, étaient à cette époque, — on posait seulement alors la première pierre de la forge, — les premières couturières de Bruneray, les seules dont les ciseaux fussent acceptés par les dames, toutes les autres n’étant guère qu’ouvrières à la journée, travaillant dans l’indienne ou dans la bure, et ne recevant point un journal et des gravures de Paris. Outre cet avantage, mesdemoiselles Forel se rendaient deux fois par an à Chaumont, où elles prenaient langue sur les modes nouvelles, et d’où elles rapportaient coiffes de chapeaux, velours, taffetas, rubans, dentelles, passementeries, car elles étaient en même temps modistes. Les dames les plus élégantes, comme la maîtresse, la receveuse et quelques autres, avaient, il est vrai, leur couturière à Chaumont, mais elles faisaient faire leurs petits chapeaux et leurs petites robes par les sœurs Forel : mortification assez dure, mais qu’il fallait bien accepter.

Sauf la robe de soie d’Émilie, la clientèle des Cardonnel et des Renaud était également acquise aux deux sœurs, et si, vis à vis des dames Cardonnel, mesdemoiselles Forel n’étaient que de simples couturières, vis-à-vis des Renaud c’était autre chose. Oh ! il existait bien encore une différence, gardez-vous d’en douter, et cette différence était soigneusement marquée et maintenue ; — l’esprit humain, sur ces points importants, est plein de tact et d’activité. — Certes, mesdemoiselles Forel, couturières, travaillant pour le monde, ne pouvaient pas se prétendre les égalés des Renaud, propriétaires d’un magasin, le plus achalandé de la ville. Si encore elles avaient eu elles-mêmes des ouvrières sur le travail. desquelles elles eussent gagné de quoi louer un salon, avec des glaces, pour recevoir leur client, et de quoi porter des robes de soie tous les jours, travaillant peu par elles-mêmes, oh ! alors c’eût été différent. Mais elles n’avaient que deux petites apprenties, et causaient du matin au soir, et bien qu’elles se fissent toujours suivre d’une de ces petites filles, lorsqu’elles allaient essayer des robes, afin de ne pas porter le paquet elles-mêmes, n’eût-il consisté qu’en un fichu de dentelle, cependant elles ne pouvaient prétendre au rang de commerçantes et restaient parmi les artisans. Au moins y occupaient-elles le premier rang, et l’on disait d’elles, dans la société comme dans le commerce :

— Elles sont vraiment très-bien pour leur condition. S’il était permis d’exprimer d’une façon mathématique des choses aussi délicates, on aurait pu dire que les demoiselles Forel étaient aux Renaud ce que les Renaud étaient aux Cardonnel. On avait joué ensemble dans l’enfance, on s’appréciait, on s’aimait, on se rendait service avec empressement ; ne se voyait pas d’une manière officielle, mais on s’abordait amicalement ; on profitait du moindre prétexte pour causer et se réunir, et l’on témoignait de part et d’autre beaucoup de zèle affectueux dans les grandes circonstances : mort, accident, maladie.

Régine était donc allée porter chez les demoiselles Forel son secret, sous le voile d’un corsage de mousseline, et ce n’était pas sans trouble. Maintenant qu’elle était entrée et qu’il s’agissait de parler, émue, honteuse, rougissante, elle y eût renoncé peut-être, s’il ne se fût agi que d’elle-même ; mais Roger le voulait, il en avait besoin, donc il le fallait. Après de longues explications, qu’elle n’entendit pas, sur le corsage, elle fit un effort, et d’une voix altérée :

— Je suis venue vous demander autre chose, dit-elle, sans chercher aucun biais.

— En effet, Régine, s’écria l’aînée des Forel, Marianne, je me demandais ce que vous aviez à être toute silencieuse et toute rouge ainsi. Qu’est-ce donc ? Vous savez bien que, si nous pouvons, nous sommes tout à votre service.