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tout y aboutissait. Monsieur Jacot était le directeur, le monarque de l’usine et de tous les travaux qui s’y rapportaient ; il était également de l’administration du chemin de fer, et sur l’embranchement tout n’allait que par ses ordres. On n’ignorait pas non plus son influence dans une société financière des plus connues et dans certains journaux, l’un politique, l’autre financier, dont il était un des plus forts actionnaires et membre du conseil de surveillance, et l’on partait de là pour dire dans le pays, était-ce exagération ou non ? — qu’une recommandation de monsieur Jacot de la Rive était la fortune d’un homme. Les paysans ajoutaient même :

— Oh ! il s’entend bien avec l’empereur !

Le journal qui comptait monsieur de la Rive parmi ses administrateurs approuvait en effet la politique impériale, et tout au plus offrait parfois des conseils respectueux.

On imagine d’après cela combien de requêtes et de sollicitations devaient affluer chez le grand industriel, et de quelle considération il devait être entouré. Faits, espérances, tout dépendait de lui, tout allait à lui. Les paysans le saluaient bas, admirant en cet homme la puissance, l’activité, l’éclat, qui dans leur vie sombre et sans idéal leur paraît l’idéal même, et ils disaient :

— À la bonne heure ! en v’là un vrai seigneur et un vrai château !

L’industriel pourtant était loin de donner, à proportion de sa richesse, autant que le chevalier ; mais nécessairement il donnait davantage, surtout il pouvait tant donner ! Les espoirs qu’il excitait lui étaient portés en compte, et c’était énorme. Il n’y avait pas d’homme plus populaire dans tout l’arrondissement, et, pour être député, il n’avait qu’à attendre les élections.

Tandis que monsieur Jacot gouvernait ainsi la sphère de l’ambition, sa femme, qui d’ailleurs n’y était pas étrangère, tenait le sceptre du luxe, de l’élégance et de la mode, c’est-à-dire la vanité. — Ambition et vanité, que restait-il qui ne fût à eux ?

Madame Jacot de la Rive avait pris au sérieux la mission de la femme, qui consiste, d’après un grand nombre de penseurs modernes, à faire valoir sa grâce et sa beauté par l’étude approfondie de la parure. Elle y excellait depuis vingt ans ; mais, en dépit de cette date, de l’âge de son fils, qui venait d’atteindre sa majorité, et la beauté en fleur d’une de dix-neuf ans qu’on voyait à ses côtés, elle ne cessait de passer pour une jolie femme et de prétendre à ce titre. Beaucoup même la préférait à sa fille, moins gracieuse et moins aimable, et toutes deux jouissaient de l’admiration générale, qui ne leur donnait point de rivales dans le pays. Pour combien le velours, la soie, la dentelle, les plumes, rubans et bijoux, et surtout l’art qui les disposait, entraient-ils dans ce jugement naïf et complexe ? Il est difficile de le savoir, à moins d’en croire le chevalier, qui affirmait, en petit comité d’amis, que mesdames Jacot, habillées en ouvrières, n’eussent pas été dignes, au point de vue plastique, de figurer à dix rangs au-dessous de la belle Émilie, et que leur grâce tant vantée ne valait pas un sourire de Régine, sa favorite, il est vrai.

Mais qui eût pu concevoir mesdames de la Rive habillées en ouvrières ? Il fallait pour imaginer une telle abstraction un esprit ergoteur, philosophique et bizarre comme celui du chevalier ; il eût fallu avoir le caractère mal fait de ceux qui cherchent des taches au soleil, et l’on n’avait qu’une idée, celle de se chauffer le plus près possible à ses rayons et de s’en éclairer soi-même. Admirer, louer, prouvait la connaissance. Combien affirmaient que madame Jaco ! de la Rive était une femme d’esprit, qut ne l’avaient pas entretenue cinq minutes ! Cette raison est une de celles qui donnent toujours des vertus et de l’intelligence aux puissants. Le petit nombre admis à l’intimité du château en perdait la tête.

On devine quelle compétition avait eu lieu à ce sujet. Les deux années écoulées, depuis l’établissement à Bruneray de l’importante famille, contenaient déjà des drames entiers d’ambitions heureuses ou désespérées ou de manœuvres plus ou moins occul es, qui avaient fait éclater dans la société des haines et des brouilles autrement âpres que celles qui divisaient auparavant la petite ville. La famille Cardonnel n’avait pas été la dernière à désirer l’amitié des Jacot et à la rechercher ; mais, fidèle à son caractère, elle était restée digne dans cette poursuite et n’avait mis en œuvre ni empressements serviles ni dénigrement d’autrui, encore moins les calomnies auxquelles certaines avaient recours pour se débarrasser de leurs concurrents. Il en résulta qu’elle fut victime des moyens qu’elle n’employait pas. Elle reçut, comme tous les notables de Bruneray, la visite de monsieur et de madame Jacot, et la rendit avec empressement, en déployant toute la pompe et toute l’amabilité possibles ; mais, bien que l’accueil eût été cordial et la conversation animée, au point que le soir madame Cardonnel, débordant de joie, répétait :

— Je suis sûre que nous leur avons fait une excellente impression et que nous reverrons bientôt ces dames ; elles sont si charmantes !…

Cette espérance ne se réalisa pas, en sorte qu’après la première quinzaine passée tout entière à célébrer la bonté, l’esprit, l’amabilité des habitants du château, une autre quinzaine s’écoula, pendant laquelle ces belles qualités pâlirent, se nuancèrent d’observations moins bienveillantes, et finirent au bout d’un mois par se trouver changées en sot orgueil et en morgue ridicule. Cela toutefois à voix basse, on désirait tant la protection et l’intimité des Jacot pour l’avenir de Roger et d’Émilie ! Sans parler du monde, vis-à-vis duquel c’eût une humiliation d’être relégué au second plan dans la faveur de ces personnages.

Cette humiliation fut subie pourtant pendant toute la première année, et de qui pouvait-ce être la faute, sinon de l’infâme Nauthonier, le Satan auquel chez les Cardonnel on rapportait tous les maléfices, et qui certainement y avait sa part. On l’avait vu en peu de temps devenir l’agent officieux, puis quasi-officiel, de monsieur Jacot, traiter ses marchés, ses affaires, être familier au château, se faire le cicerone, l’ami, le conseiller de monsieur, le complaisant de ces dames. Sachant que monsieur Jacot désirait agrandir son domaine, il fit le siége de toutes les pièces de terre à la convenance du château, et les obtint pour la plupart de ceux qui les possédaient, à l’aide des moyens que lui fournissaient et sa faconde effrontée, et sa finesse diabolique, et sa connaissance des hommes et des affaires du pays. Il gagna ainsi, outre de bons honoraires, la confiance et la gratitude du grand industriel, en même temps qu’un surcroît de considération, parce qu’on les voyait fréquemment ensemble. On s’adressa à monsieur Nauthonier pour arriver à monsieur Jacot, ainsi que l’on courtise le favori d’un roi. Le vieux médecin était mort, naturellement le maire fut monsieur Jacot, et monsieur Nauthonier, nommé premier adjoint, remplit la fonction du titulaire trop occupé. Pour lui, ce Nauthonier, il trouvait le temps de suffire à tout ; ses clercs lui faisaient la grosse besogne, comme le second adjoint, comme bien d’autres, ceux qu’il savait employer à son profit.

— Vil intrigant ! s’écriait plus fort que jamais, et tout aussi vainement, son rival malheureux, monsieur Cardonnel.

Pour madame, elle ne pouvait plus entendre parler de cet homme sans exaspération, et s’il arrivait qu’elle le rencontrât dans la rue, elle pâlissait d’émotion, de colère, et rentrait chez elle avec des palpitations de cœur ou quelque chose de semblable.

Ces sentiments, quoique violents, étaient concevables. Roger allait achever son droit ; il allait entrer dans la carrière sans protecteurs, et, à défaut de celui-ci, il y rencontrerait sans doute plus d’un Nauthonier. Émilie,