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sor qu’avait pris soudainement le commerce, toutes ces causes avaient profondément changé les mœurs et l’esprit de Bruneray, autrefois d’une simplicité sinon d’intention, du moins par le fait pleine de bonhomie. Cinq ou six personnes ayant fait des gains considérables soit sur la vente des terrains propres à la construction ou à l’extraction, soit sur les grands travaux qui s’étaient si rapidement accomplis, cela avait allumé tous les esprits, brûlé tous les cœurs du désir d’en faire autant ou du regret amer de ne pouvoir le faire. Et comment échapper à de tels sentiments quand de jour en jour la voix publique répétait des nouvelles de cette importance :

— Monsieur Charbonnier a réalisé vingt mille francs sur l’entreprise des toitures de la gare.

— Vatout l’a emporté pour la fourniture du bois, il va faire agrandir son magasin.

— On va bâtir un hôtel superbe entre la gare et la station.

— Madame Trismanet a loué ses deux chambres cinquante francs par mois.

— Deux modistes de Paris sont venues s’établir dans la rue Basse, on remet le magasin tout à neuf.

— Vous savez la maison de monsieur Vérin, qui n’est pas encore finie, cette belle maison dans la rue Neuve, on a déjà loué le rez-de-chaussée, le premier et les mansardes pour un grand magasin de nouveautés ; un industriel qui vient de Paris !…

Quand, se mettant à sa fenêtre, d’où l’on n’apercevait autrefois que de rares passants ou des enfants barbouillés, on voyait passer, au trot léger de deux beaux chevaux, conduits par un cocher en livrée bleue, en gants blancs, un breack portant soit les dames Jacot de la Rive, à demi-renversées sur les coussins, et dont les robes remplissaient la voiture de nuages de mousseline ou de flots de soie, avec des chapeaux délicieux, ou bien des invités du château. Parisiens pour la plupart, dont les costumes et la désinvolture excitaient alternativement l’admiration ou la critique, mais toujours le plus vif intérêt, même sous la critique, une secrète admiration, l’envie tout au moins cachée ;

Quand de beaux jeunes gens, c’est-à-dire des jeunes gens bien mis ou, si l’on veut, étrangement mis, traversaient, d’un air dédaigneux ou vainqueur, les rues de Bruneray, lorgnant çà et là les indigènes, et entraient au grand café en demandant les consommations les plus parisiennes, que les cafetiers s’empressaient de fournir avec orgueil ; quand on entendait raconter les splendeurs de la fête que madame Nauthonier, ou la mairesse, ou la percepteuse d’enregistrement (les trois grosses maisons de Bruneray) avait donnée aux gens du château et aux principaux de la ville, fête pour laquelle plusieurs toilettes étaient venues de Paris ; quand on lisait dans les journaux le discours du directeur des forges de Bruneray à ses actionnaires, leur prédisant les plus belles destinées dans un temps prochain ; quand les denrées haussaient chaque jour ; quand on ne voyait plus à l’église que robes de soies et chapeaux à plumes ; quand on ne parlait plus que de hauts prix, de belles choses, de grands personnages et de grandes fortunes ; et que jusqu’aux plus humbles du peuple avaient cet air fier et important de gens qui, s’ils ne possèdent pas la richesse, en ont du moins reçu la haute révélation.

Sous de telles influences, les habitants de Bruneray, et particulièrement la société, s’étaient rapidement élevés à la hauteur de la situation. Désormais on ne sortait plus qu’en tenue, quand ce n’eût été que pour se rendre chez son voisin, de l’autre côté de la rue ; on n’alla plus en chapeau de paille, — ou sans chapeau, — cueillir les violettes, au printemps, dans les buissons ; les champignons, dans les bois, à l’automne, ou les noisettes. On se rendait solennellement en grand costume à la promenade des tilleuls, au bout de la ville, les Champs-Élysées de l’endroit ; on s’étudiait à reproduire les façons nouvelles ; on se saignait, on économisait secrètement sur le vivre pour renouveler sa garde-robe ou son mobilier ; on s’inscrivait chez la couturière et la modiste venues de Paris, et l’on payait sans sourciller leurs notes énormes, quand autrefois on marchandait les centimes aux ouvriers du pays. On cessait d’inviter lorsqu’on ne pouvait offrir des glaces au champagne, et les petites soirées d’amis, à l’improviste, où l’on croquait, au coin du feu, des marrons grillés, arrosés de vin de Beaune, où l’on dansait au piano, après avoir chanté des romances, devinrent si ridicules qu’elles disparurent tout à fait. On vécut froidement et silencieusement chez soi, pour ne se montrer qu’armé de toutes pièces ; on s’empesa, de peur de laisser-aller fâcheux ; et toute l’attention, toutes les énergies furent tendues vers la recherche en tout genre du comme il faut.

Dans le peuple de la petite ville et des environs, la révolution n’avait pas été moins profonde. À l’inauguration des travaux, le salaire offert par la direction excédant d’un cinquième le prix courant, toute la population travailleuse s’était précipitée sur ce chantier. Le prix des journées avait haussé dans les champs, et le pauvre avait béni les industriels et porté aux nues le nom de monsieur Jacot. Seuls, les propriétaires et fermiers d’abord avaient murmuré ; mais déjà l’élévation des prix du marché, due à une population plus nombreuse et à la plus grande facilité des transports, compensait au delà pour eux l’élévation des salaires. Celle-ci inspirait toujours au peuple un grand contentement, il bénissait les industriels et seulement commençait à maudire les propriétaires et les commerçants. Il gagnait maintenant dix sous de plus qu’autrefois, mais un pain lui coûtait cinq centimes de plus par livre ; le lait, les pommes de terre, la graisse, la viande de porc, le bois, avaient également haussé ; son loyer avait augmenté d’un tiers et ses besoins avaient fait de même. Il enviait lui aussi la richesse et le loisir, et, comme les autres, il prétendait s’élever. Malheureusement il n’avait pu que remplacer par le drap brûlé du fripier et l’étoffe à cinquante centimes du magasin de nouveautés la solide bure désormais méprisée, porter, au lieu de sabots, des souliers percés, passer le lundi au cabaret. Mais le dimanche, en général, on était superbe, et les vêtements tendaient à se rapprocher de ceux de la bourgeoisie, qui regardait cette prétention d’un air de mépris et la condamnait comme un crime.

Son indignation toutefois était encore plus vive contre les ouvriers venus de Paris ou d’autres centres industriels : mécaniciens, tourneurs, ajusteurs, fondeurs, qui, gagnant beaucoup plus que les manœuvres, se permettaient d’aller au café, où ils jouaient au billard et coudoyaient les bourgeois, et qui chantaient le soir dans les rues des scies parisiennes et des refrains quasi-révolutionnaires, tandis que leurs femmes portaient des volants et des chapeaux… Une horreur ! Les employés formaient dans tout cela une classe intermédiaire, et, selon leur importance, voyaient ou ne voyaient pas la société. Bruneray enfin, de canton rural et paisible, était devenu un petit monde entier, plein d’intérêts divers et complexes, de mouvement, d’agitation même, au point que ses anciens habitants n’avaient pu se remettre encore de l’émotion d’un tel changement et en restaient essoufflés, haletants, comme des gens surmenés par une marche trop rapide.

En effet, quel vaste champ ouvert tout à coup aux ambitions, aux jalousies, aux susceptibilités, aux médisances, aux craintes, aux intrigues ! Ces passions assurément, toutes ces impulsions, existaient auparavant ; mais forcément assoupies, elles ne pouvaient s’exercer qu’à grand’peine, et même en créant parfois, à force d’imagination, l’objet de leur activité. Maintenant c’était à n’y pas suffire ; madame Cardonnel en avait la fièvre, et avec elle combien d’autres !

Le point culminant de toutes les pensées était le château, la famille Jacot de la Rive ; tout partait de là et