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Le jeune homme la releva, et la retenant embrassée.

— Te laisser voir, te laisser aimer, lui dit-il avec transport, et…

Et de nouveau ses lèvres s’unirent à celles de Régine. Cette fois peut-être ce ne fut plus la voix du monde. qui parla à la jeune fille, mais une autre plus intime, celle de sa propre pudeur ; s’arrachant aux bras de son amant, elle le retint à distance, de ses mains unies aux siennes. Il subit cette douce autorité, et ils parlèrent à demi-voix, d’un murmure semblable aux voix de la nature, qui chuchottaient autour d’eux, et il n’était pas plus question qu’auparavant dans ce dialogue du discours paternel qui avait provoqué le rendez-vous. Roger n’y pensait plus, Régine oubliait de s’informer, et les raisons qu’ils avaient d’ailleurs leur suffisaient tout à fait.

— Est-il possible, disait Roger, qu’il y ait tant de beauté et tant de grandeur dans un être ? Je ne te connaissais pas. Tu es une divinité, Régine ! Que c’est bon de t’avoir toujours aimée ! Cependant j’ai été bien fou de ne pas te rechercher toujours comme à présent ; car nous avons été des années à passer l’un près de l’autre sans nous arrêter, sans presque nous voir. Nous étions insensés, nous perdions notre bonheur.

— Pas moi ! répondit-elle, doucement, pas moi !

— Comment ?

— Moi, je l’ai toujours aimé, Roger ; tu as toujours été pour moi ce qu’il y a de plus cher, de meilleur au monde. Quand tu m’es quittée, je suis restée à la même place, et, même bien enfant, j’ai pleuré de ton abandon ; tiens, dans ce lieu où nous sommes, plus d’une fois. Je croyais bien alors que ce serait pour toujours, que tu ne me reviendrais jamais. Oh ! c’était cruel, mais enfin je m’étais dit : Eh bien ! je l’aimerai, moi ; je l’aimerai toute seule, et ce sera encore un bonheur, le seul que je puis avoir.

Elle pleurait encore, et Roger, transporté, recueillait ses larmes en la bénissant et en s’accusant.

Il fallut bien se revoir encore, de la même manière, la veille du départ. La jeune fille frémissait songeant, si de telles entrevues avaient été surprises, aux reproches de ses parents, au blâme de tous ; mais, devant les prières de Roger, le besoin de son propre cœur, elle ne pouvait trouver un refus. Cette fois, les tristesses de l’adieu, remplissant leurs âmes, amenaient avec elles mille appréhensions jusque-là écartées.

— Tu m’écriras, n’est-ce pas, ma chère fiancée ? dit Roger.

Elle baissa douloureusement la tête.

— Oui, je l’écrirai, moi, je t’écrirai ; mais je n’aurai pas tes réponses, Roger. Si je recevais des lettres de toi, ce serait dire… Mes parents ne le voudraient pas à l’insu des tiens, et les tiens, Roger (elle fondit en larmes)… Je ne suis pas la femme qu’ils rêvent pour toi, je le sais bien.

— Qu’importe ! dit le jeune homme. Tu es ma femme, la seule que je puisse avoir. Je vais travailler à me rendre indépendant, et alors il faudra bien qu’on me permette d’être heureux.

Il partait en effet plus ambitieux que jamais ; car il voulait, à force de succès, gagner par lui-même tout ce qu’on rêvait pour lui, acquérir ainsi le droit d’imposer son choix à sa famille, et tout mettre avec bonheur aux pieds de Régine.



III

UN GRAND SOULAGEMENT

En 1862, c’est-à-dire deux ans et demi après l’époque où le baron de La Barre des Vreux avait vendu son château à monsieur Jacot de la Rive, un ancien habitant de Bruneray, transporté dans cette petite ville, aurait cru s’être mépris et eût demandé où il se trouvait. Le vieux Bruneray existait bien toujours, avec ses rues étroites et ses vieilles maisons ; mais tout ce qui l’entourait avait changé d’aspect, à tel point qu’il en avait changé lui-même. Au lieu de se présenter comme autrefois, groupe Sombre, entremêlé de verdure, isolé, à mi-rampe de la colline, il étendait maintenant dans toutes les directions, comme des bras de poulpe, des rangées de maisons grandes ou petites, mais toutes neuves, qui descendaient jusqu’au bord de la rivière. Là une usine, grande à elle seule comme tout l’ancien Bruneray, épatait son vaste parallélogramme autour d’une énorme cheminée de brique, d’où sortaient constamment des flots de fumée noirâtre. À cette usine aboutissaient de toutes parts charrettes, voitures, piétons, et ses bruits sourds et profonds, son cliquetis incessant, remplissaient l’air autrefois si paisible et si pur de la vallée. Sur une grande étendue, les sillons rougeâtres des guérets avaient fait place des trous béants, où se trouvait une fourmilière d’ouvriers, qu’on eût pris de loin, à leur dos constamment courbé, presque horizontal, au mouvement répété de leurs bras, maniant la pioche, pour des quadrupèdes fouisseurs. Les routes, bien empierrées et jonchées de scories ferrugineuses, traçaient dans la campagne de longs rubans noirs ; à peu de distance de l’usine, une gare à peine construite, tête de l’embranchement récemment achevé sur le chemin de fer de Paris à Mulhouse, montrait ses files de wagons, ses ballasts, sa voie droite et fine, où de temps en temps glissait un train grondant, et d’où parlait le cri âpre et tourmenté de la travailleuse locomotive.

De la gare au château, sur la courbe adoucie de la colline, serpentait une belle route, déjà plantée de petits ormeaux enfermés dans un treillis vert. À droite, en montant, on avait sous les yeux tout le nouveau Bruneray, consistant, pour le beau quartier, sans parier des auberges, cabarets, gargottes et maisons ouvrières, qui occupaient l’espace au delà et le bas de la colline, en une seule rue, non encore pavée, mais déjà bordée presque à chaque rez-de-chaussée de catés et de magasins, dont quelques-uns affectaient l’élégance chatoyante exportée de Paris sur toute la surface du globe. Quant au château, il était à peine reconnaissable. Le pare, dans sa plus grande partie, était devenu un jardin anglais ; la vieille façade, rafraîchie, avait été enjolivée de sculptures qui lui donnaient quelque chose de l’air d’une lorette poudrée de riz et coiffée à la Pompadour, et l’on y avait adjoint des communs et des écuries, en forme de bastions crénelés.

Autre signe de prospère activité, deux villas étaient en construction non loin du château : l’une, d’architecture mauresque, décelait les goûts artistiques de monsieur Nauthonier, principal notaire de Bruneray ; l’autre, un chalet suisse, représentait les gains faits sur la vente des terrains ferrugineux par un propriétaire du pays.

Mais ces changements extérieurs étaient peut-être les moindres. L’invasion d’une population nouvelle d’ouvriers, d’employés et d’ingénieurs, le luxe, le caractère et les relations des nouveaux propriétaires du château, l’appât des bénéfices que promettait la compagnie, l’es-