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— Vois-tu, Roger, je te parle en bon père et en ami. Je connais la vie, moi ; j’ai de l’expérience et je ne veux que ton bien. Il faut prendre garde : à ton âge, on a des yeux ; on trouve à côté de soi une fille jolie, aimable, bonne, honnête… Parbleu ! ça n’est pas difficile de se laisser aller à l’amour, et l’on s’enflamme, on la suit partout, on prend sa main, on va peut-être jusqu’à lui faire des déclarations qu’elle ne devrait pas souffrir ; mais qu’est-ce que cela signifie, quand on ne peut pas l’épouser ? Cela peut être même une mauvaise action, car si la personne n’est pas assez sage pour comprendre qu’elle ne doit pas compter là-dessus, on peut lui causer du chagrin pour toute sa vie. Et surtout s’il s’agissait de bonnes gens, de bons amis, bien qu’ils ne soient pas de votre rang, c’est, ce serait une double faute. Je ne parle pas de séduction, car alors ce serait un crime !

Il était vraiment beau, monsieur Cardonnel, dans la majesté de cette indignation vertueuse ! Mais comment se faisait-il que la même chose fût un crime à Bruneray, et une peccadille, que dis-je ? un arrangement délicat, à Dijon ? Il est vrai que Régine, si elle était moins que les Cardonnel, était plus qu’une petite ouvrière. — La morale des héritiers de 89 est toute dans ces différences.

Roger n’en saisissait ni le ridicule ni l’odieux. Il était fils de sa classe, et bien que des meilleurs, n’était pas arrivé à ces considérations. Mais à défaut de connaissance, il avait l’amour, c’est-à-dire la foi. Aussi les paroles de son père le faisaient-elles horriblement souffrir. Il ne se disait pas qu’il est infâme que, sous prétexte de raison et même de moralité, le père lui-même se charge, — quand ce n’est pas la mère, hélas ! — de dépraver son fils, à ses premiers pas dans la vie ; mais il tremblait de douleur et d’indignation. Pour tout au monde, il eût voulu empêcher que le nom de Régine fût prononcé au bout de telles considérations, et déjà ce nom, cette image, étaient sous-entendus… Le jeune homme se leva ; le soleil baissait à l’horizon.

— N’est-il pas temps de rentrer ? dit-il.

— C’est ainsi que tu me réponds ? observa monsieur Cardonnel, mécontent.

— Mon père, je songerai à ce que tu m’as dit, mais je ne pense pas…

— Allons, parle.

— Je ne t’ai donné jusqu’ici, tu viens de le dire toi-même, aucun sujet de plainte, et par conséquent…

— Et par conséquent, ça va venir, c’est croyable.

— Mais non, pas du tout !…

Et Roger garda le silence.

— Je t’ai parlé comme à un homme, reprit monsieur Cardonnel avec solennité, et tu me réponds comme un enfant.

L’arrivée du métayer, qui venait parler à son maître, épargna à Roger l’embarras de répondre à cette apostrophe. Le martelage, le baliveau, les chênes blancs et noirs, la litière, etc., changèrent la conversation et parurent à Roger rafraîchir l’atmosphère. En revenant à la métairie, il interrogea le bonhomme et l’emmena sur le chemin de Bruneray le plus loin qu’il put ; après son départ, une histoire de chasse, arrivée en compagnie du chevalier, défraya le reste du chemin, et l’on toucha le seuil de la maison sans autre accident que cette remarque paternelle :

— Tu es bien bavard quand on ne t’interroge pas !

L’effet des sages conseils de monsieur Cardonnel avait été de remplir Roger du besoin ardent de parler le soir même à Régine. Qu’avait-il à lui communiquer ? Il ne s’en était pas très-bien rendu compte, mais leur amour était déjà menacé ! Ne fallait-il pas s’entendre ? Chercher un appui, une force nouvelle dans une union plus étroite ? Roger n’avait pas osé demander à Régine un rendez-vous depuis les belles heures passées à la fenêtre, et ils ne s’étaient vus, parlés, que furtivement, sans autre explication que les effluves magnétiques de leurs yeux, de leurs voix, de tout leur être. Maintenant, le jeune homme osait, il n’hésitait plus. Ne devait-il pas partir, hélas ! dans trois jours ?

Mais comment obtenir de Régine ce rendez-vous, sous l’œil observateur de monsieur Cardonnel ? Roger écrivit cette ligne : Il faut absolument que je vous parle ce soir, au jardin, » et la mit sous les yeux de Régine, en lui présentant une romance, au piano, tandis qu’Émilie feuilletait de son côté. Il vit se baisser avec une adorable expression de trouble et de confusion les paupières de la jeune fille ; mais il ne lut pas non dans son regard, et le serrement convulsif de sa main au départ dit : J’y serai.

À onze heures, quand il ouvrit avec précaution la petite porte, il vit Régine tremblante dans l’ombre du mur. Comment ne pas la presser dans ses bras avec reconnaissance, avec adoration, avec protection, avec orgueil, avec une ivresse mêlée de tous ces sentiments à la fois ?

— Oh ! Roger ! dit-elle, oh ! Roger !… C’est bien mal, peut-être…

— Non ! non ! dit-il.

— Mais je n’ai pas voulu vous faire attendre, là… seul… Vous auriez été trop triste ; non, je ne pouvais pas !

Elle l’entraîna dans l’ombre que jetait le mur, jusqu’à un bouquet de bois, qui leur masquait la maison. Elle était émue et semblait près de pleurer, et pourtant, quand la lune frappa son visage, les feux de son regard firent honte à la blafarde lumière qui l’entourait. Comme elle était belle, mon Dieu ! Régine ! Il ne l’avait jamais vue ainsi.

— Pardonnez-moi, lui dit-il, tout tremblant aussi ; j’avais tant besoin de vous parler !… Il fallait absolument…

— Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-elle.

— C’est, répondit-il… et il s’arrêta.

Ce qu’il y avait ? Oh ! c’était après tout bien peu de chose ! On voulait les empêcher de s’aimer ! Était ce par trop absurde ? Et cela valait-il même la peine d’en parler ? Roger ne le crut pas sans doute, car il ajouta seulement :

— Ô Régine ! que je vous aime !

La jeune fille frémit de cet aveu, qu’elle savait bien déjà, mais qu’elle voulait pourtant, et, toute éperdue, son front se pencha jusque sur l’épaule de Roger.

— Moi aussi, dit-elle à voix basse ; oh ! moi aussi, Roger !

Ils oublièrent dans leur étreinte tout ce qui n’était pas le bonheur d’aimer. Puis ils se répétèrent : « Je t’aime ! je l’aime ! » en se regardant, les lèvres débordant de sourires et les yeux en pleurs, et chaque fois un baiser suppléait la parole en vain cherchée, puis exprimée plus encore. Mais bientôt Régine s’écarta de son amant.

— Oh ! que je suis folle : Oh ! que je dois vous sembler coupable !

— Vous !… Toi, ma Régine !

— Oui. Je ne devrais pas être ainsi, vous laisser voir tout ce que je pense. Les femmes ne doivent pas être ainsi, tout le monde le dit.

— Qu’est-ce que cela vous fait, Régine ? Est-ce que nous pouvons nous mentir l’un à l’autre ? Demande-moi tout ce que tu voudras, je te dirai tout… si je me rappelles… car je ne pense plus qu’à toi. Est-ce que tu ne sens pas que ce qu’il y a de plus grand au monde, c’est notre amour ?

Il se jeta sur l’herbe, à genoux devant elle,

— Je t’adore ! Tu es ma vie, ma lumière ; tu es le beau et le bien, Régine. Tu es tout.

Elle aussi, de même, avec une grâce charmante, se — laissa tomber à genoux comme lui.

— J’allais te le dire, mais tu as parlé le premier. Écoute-moi je suis trop heureuse ! et si je mourais demain, je dirais : J’ai connu le bonheur. Que tu es bon ! que tu es grand, mon Roger ! Comment vais-je faire à présent pour te rendre assez heureux ?