Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/216

Cette page n’a pas encore été corrigée

domina tout et leur paradis fut complet. Régine, qui n’avait, elle, jamais cessé d’aimer, pour qui Roger, son Roger, avait toujours été la plus chère et la plus radieuse expression de l’être, Régine, dès qu’elle fut seule, tomba à genoux, joignit les mains avec force et leva son front idéalisé, fixa son regard exalté sur la voûte bleuâtre, scintillante d’étoiles, y cherchant la force invisible à laquelle jusqu’ici l’humanité a reporté ses biens et ses maux. Elle étouffait de reconnaissance ; jamais prière plus ardente, jamais Te Deum plus éclatant, jamais encensoir chargé d’encens plus doux, n’alla parfumer les autres sphères, si les émanations de notre terre arrivent à d’autres sens que les nôtres. Puis elle se releva pieuse et recueillie, s’aimant, se respectant davantage, à présent que Roger l’aimait, et elle retourna furtivement dans sa petite chambre, pleine autrefois de soupirs, où maintenant elle rapportait avec elle le bonheur et toute sa légion de sourires, d’extases, de rêves dorés.

Ils n’avaient pas besoin d’un aveu plus net que les aveux muets de cette nuit charmante. Ils n’en avaient pas besoin pour s’entendre, seulement pour en jouir. Dès le lendemain, une entente merveilleuse, tacite, les réunissait à tous moments, dans tous les coins où ils pouvaient être seuls et où le rideau souriant des rameaux verts, la bonhomie du vieux mur couvert de mousse, ou des lambeaux d’ombre, posaient un voile entre le rayonnement de leurs âmes sur leurs visages et les regards de ceux qui les entouraient. Regards enivrants, serrements de mains furtifs ; peu de paroles encore, bien qu’ils eussent tant à se dire, que chacun à part, intérieurement, ils se parlaient tout le jour.

— Qu’as-tu donc, Régine ? disait maman Renaud. On te parle et tu n’entends pas. Cependant ce n’est pas tristesse, car tout à l’heure je te regardais ; tu avais la figure tout éclairée et l’on aurait dit que tu causais avec quelqu’un.

— C’est vrai au moins qu’on ne sait pas ce qu’elle a, venait dire Lucette en se penchant sur sa grande sœur et la regardant sous le nez. Ah ! bon ! voilà qu’elle pique un soleil à présent !

Car Lucette s’appliquait, pendant les vacances, à apprendre et à parler le langage collégien.

— Quelle est cette jolie garçonne ? demandait un jour une femme monde (ce n’est pas là qu’on académise le plus) en montrant une fillette de quinze à seize ans, à figure mutine et rondelette, grande, mais peu développée, gauche et gracieuse à la fois.

Ce mot, dont une inflexion gracieuse adoucissait la rudesse, est plein de vérité pour l’âge indécis où était Lucette, si l’on admet pourtant que les garçons de quinze ans aient, avec la même pétulance, autant d’innocence et de gentillesse.

Mais les persécutions de madame Renaud, la meilleure des femmes et la plus tendre des mères, aussi bien que celles de Lucette, qui adorait sa grande sœur, n’allaient pas plus loin. Régine pouvait, sans trop de gêne, filer la trame de son doux rêve intérieur. Il n’en fut pas ainsi chez les Cardonnel. Un coup d’œil fortuit avait éveillé les soupçons du notaire ; ils augmentèrent les jours suivants parce qu’il surprit le manége des deux amoureux. Aussi crut-il devoir faire entendre à son fils les conseils de la sagesse, et l’emmenant sous prétexte de visiter la métairie qu’ils possédaient tout proche de Bruneray, — après avoir fait la visite des écuries, distribué au métayer le conseil, l’éloge et le blâme, monsieur Cardonnel passa dans le bois pour marquer des baliveaux, et, bientôt essoufflé de toutes ces opérations, il s’assit sur un tronc coupé, engagea Roger à s’asseoir auprès de lui, et, avec toute la majesté que sait à l’occasion assumer un père qui est officier public, il parla ainsi :

— Tu sais, Roger, nos petites affaires ne vont pas mal. J’ai acheté ça vingt mille francs, il y a dix ans ; ça en vaut trente mille maintenant. J’y ai mis, il est vrai, beaucoup d’argent ; puis en 1819, les terrains n’étaient pas chers. C’était une bonne affaire. Je pensais à vous, je me disais : L’étude sera un jour la dot d’Émilie, il faut que je mette de côté quelque autre chose pour Roger. Dans ce temps-là je croyais aller bien plus vite ; l’étude me rapportait en moyenne, depuis six ans, neuf mille francs. Nous n’en dépensions que le tiers, la vie étant aussi à meilleur marché, et je me disais : Dans vingt ans, si Dieu me prête vie, mes enfants auront chacun soixante mille francs de dot, sans compter ce que je pourrai leur laisser après ma mort. Je comptais sans le misérable qui est venu me voler ma clientèle, et pour qui l’honneur et la délicatesse ne sont que des mots. Pour moi, je ne connais qu’une chose, c’est de faire mon devoir honnêtement, et ce n’est pas ainsi que, dans le monde où nous sommes, on s’enrichit. Ensuite votre éducation, depuis quelques années, a tout absorbé, et même ça ne suffit pas. J’ai dû emprunter. J’espère qu’avant deux ans tu seras docteur, et qu’alors ce sera fini, surtout si ta sœur est mariée, et qu’alors nous pourrons payer nos dettes et économiser de nouveau. Mais, malheureusement, je le répète, il faut en rabattre de tout ce que nous avions imaginé. Du moins, je t’ai donné les moyens de te faire un bel avenir, et il t’appartient malgré tout de réaliser nos rêves. À bien prendre, pour un garçon, quelques dizaines de mille francs de plus ou de moins ne sont rien : c’est l’instruction qui est tout. Intelligent comme tu l’es, tu peux parvenir au premier rang, soit que tu te fasses avocat, soit que tu entres dans la magistrature. Mais pour ça, il faut le vouloir, il ne faut pas s’amuser en route ; il ne faut pas prendre à côté, mais suivre hardiment et tout droit son chemin.

— Tu sais, père, que je travaille, dit Roger.

— Je le sais ; je ne te fais pas reproche de ce côté-là. Tes professeurs ne m’ont jamais fait que des éloges de toi, je sais que tu es le plus rangé de toute l’école : j’en suis bien heureux. Mais il faut que ça continue. Tu as de l’ambition, j’espère ?

— Certainement, répondit le jeune homme, qui eût été vraiment bien obstiné s’il ne l’avait pas sucée avec le lait de sa mère et, depuis le sevrage, dans chacune des paroles et dans tous les actes de ses parents.

— Bien ; mais ce n’est pas le tout que d’en avoir, il faut agir en conséquence, ne penser qu’à cela sérieusement. Tu as vingt ans : c’est l’âge où les sens parlent haut, quand ils n’ont pas parlé beaucoup plus tôt ; mais ta vie studieuse et tes bons penchants t’ont gardé sage, du moins, je le crois, jusqu’à présent. Je ne te demande pas de continuer, ce serait être trop exigeant  ; moi aussi, j’ai été jeune, et je suis trop bon père et trop raisonnable pour ne pas te pardonner de faire comme j’ai fait moi-même, comme nous faisons tous. Je veux te prévenir seulement de ne pas donner dans la folie de prendre l’amour au sérieux. Quand tu seras en bon train, dans cinq ou six ans, dix ans peut-être, suivant les circonstances, tu chercheras une femme, et il faut espérer qu’elle pourra tout réunir, et faire ton bonheur, en même temps qu’elle l’apportera de la fortune ou de belles protections et, si possible, les deux ; en attendant il y en a d’autres qui te feront prendre patience. Je n’ai pas besoin de te dire lesquelles, et si tu es délicat, il ne manque pas dans les villes de petites ouvrières qui ne coûtent pas cher ; et tu es assez joli garçon pour être aimé pour toi-même. Mais, vois-tu, pas de folies ni dans un sens ni dans l’autre. Je n’ai pas d’argent à te donner pour les maîtresses, et, quant à concevoir de l’amour pour une fille honnête, c’est trop tôt, ça ne pourrait pas réussir, et ça te causerait du chagrin, ça te distrairait du travail et nuirait énormément à ton avenir…

Le bon bourgeois s’arrêta, et, ne recevant pas de réponse, il regarda son fils : Roger avait le front rouge et la tête baissée. Monsieur Cardonnel eut un sourire de maître homme, et reprit d’un ton paterne :