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tout à coup Roger avait embrassé Régine en lui disant : « Veux-tu être ma petite femme ? — Oh ! oui, Roger ! » avait-elle répondu. Et il revoyait encore la jolie petite mine dont elle avait accompagné ce consentement, ses beaux yeux naïfs attachés sur lui. Pourtant il n’en avait pas été ému alors, il avait trouvé cela tout simple. Et ils avaient continué de s’appeler « mon petit mari et ma petite femme » avec Lucette pour enfant, jusqu’au jour, où, à dix ans, Roger, entrant au collége, avait quitté la maison maternelle. Alors c’avait été fini. Quand il était revenu, aux vacances, il n’avait plus joué avec les petites filles ; mais il était allé, avec d’autres collégiens de Bruneray, à la pêche, à la promenade, à la chasse, derrière son père. Il avait joué aux boules, au billard, mettant sa dignité à suivre les hommes, et ne pensant plus aux petites filles que pour les taquiner. Quelle sottise, bon Dieu ! Il avait perdu Régine pendant tout ce temps, il ne la retrouvait plus, et il se rappelait seulement, à la suite d’une taquinerie, un regard de reproche qu’elle lui avait jeté, un regard doux et triste qui lui avait fait mal, qui l’avait bien touché, puisqu’il était resté dans son cœur, mais dont il n’avait pas tenu compte.

Ensuite Régine était allée en pension, ainsi qu’Émilie. La distance de plus en plus s’était faite entre eux, la petite pensionnaire timide, silencieuse, effacée dans les souvenirs de Roger. D’ailleurs, à cette époque, les Cardonnel voyaient encore toute la société de Bruneray ; il n’y avait pas eu ces brouilles qui depuis avaient éteint les fêtes ; elles étaient alors fréquentes, pendant les vacances, chez le juge de paix, chez le receveur, chez le nouveau notaire. À ces réunions n’assistait pas la famille Renaud, et c’était à peine si on avait le temps de la voir. Puis Régine était allée passer les vacances chez une parente ; il l’avait perdue de vue pendant près de deux ans.

Aussi quelle impression étrange il avait éprouvé, l’automne dernier, en la retrouvant tout autre, dans sa beauté nouvelle de jeune fille, avec le sourire doux et fraternel de sa petite amie. En causant avec elle, tantôt il retrouvait la Régine enfant d’autrefois, tantôt c’était un être sérieux, intime et doux, qui lui semblait ami de plus haut et de plus loin, et qu’il éprouvait le besoin de pénétrer davantage. Tout l’hiver, quand il avait pensé au foyer, l’image de Régine lui arrivait la première. Toutes les fois qu’il avait une bonne pensée, il se promettait de la lui dire ; un triomphe, il voulait s’en parer à ses yeux. Et, ces dernières vacances, lorsqu’en arrivant il avait couru chez les Renaud, qu’il avait serré la main de Régine et rencontré son regard, son émotion vive, soudaine, l’avait parcouru ; depuis il ne pouvait rencontrer les yeux de Régine sans éprouver la même impression. Était-ce donc pour cela qu’elle voilait son regard de ses longs cils, comme si elle eût voulu, par bonté, le ménager ou bien se cacher elle-même.

Se cacher, elle ! mais alors…

Roger ne put achever cette audacieuse pensée. Un instant de réflexion lui rappela bien que si les hommes aimaient les femmes, ils en pouvaient être aimés également ; mais, dans ce cas particulier, cela lui semblait trop audacieux.

Ah ! si Régine l’aimait seulement autant qu’elle aimait le chevalier !… Non, il voulait bien davantage, et maintenant, qu’il y pensait mieux, il n’était plus jaloux ; non, car ce n’était pas avec cet éclat, devant tout le monde, qu’il eût voulu des preuves de l’affection de Régine. C’était seul, près d’elle, à voix basse, qu’il eût voulu lui parler… s’il avait osé… l’entendre, si jamais… L’ombre même n’eût été de trop, et il mit les mains sur les yeux pour se plonger dans cet ineffable rêve.

Tout en se levant, se rasseyant, allant et venant, Roger ne s’était pas éloigné de la petite porte qui le retenait comme un aimant. Il lui vint alors le désir de la franchir pour aller contempler la fenêtre de Régine. Ce hardi projet n’était pas sans l’émouvoir ; mais tout le monde dormait dans les deux maisons, et d’ailleurs que risquait-il ? La communauté des deux jardins était chose acquise. Roger n’eût pas eu vingt ans, si, venant d’avouer son amour, une telle contemplation ne lui eût semblé nécessaire. Il ouvrit doucement la petite porte et pénétra dans le jardin Renaud.

L’amour a des sens particuliers, car l’atmosphère de ce jardin-là n’était pas semblable à celle de l’autre ; il régnait partout comme un parfum de Régine. Ces fleurs avaient été touchées ou tout au moins regardées par elle : on le voyait à leur air gentil et doux. Ces résédas qu’elle aimait… Il s’agenouilla pour les respirer et les baisa. Il vola un œillet rouge et le mit sur son cœur, et ce cœur palpitait avec ivresse, heureux de battre, parce qu’il aimait.

— Régine ! balbutia-t-il ; Régine, je t’aime !

Et qui eût pu voir ses yeux brillants et humides, son front plus haut, ses lèvres murmurantes et passionnées, tout son être transfiguré, l’eût à peine reconnu depuis la veille. Roger venait de grandir subitement, il se sentait plus fort et meilleur ; l’amour le faisait homme.

Il connaissait la fenêtre de Régine et s’arrêta en face, à quelque distance.

— Elle dort, pensait-il. Elle ne se doute pas que je suis là. Ah ! si elle m’aimait ? L’être ne dort pas tout entier, ses sentiments veillent en lui. Ô Régine ! sens-tu que je l’aime ?

Et sa pensée, du plus chaste élan, allait jusqu’à elle et l’appelait. Au milieu de la tension où il s’absorbait, un bruit le fit tressaillir, et il vit avec stupeur s’ouvrir la fenêtre de Régine et la jeune fille y paraître instinctivement. Roger s’était jeté derrière un petit poirier en fleurs, au travers duquel il la voyait encore. Elle s’était accoudée sur la fenêtre, et, après avoir regardé quelque temps le jardin et le paysage qui s’étendait de l’autre côté, c’est-à-dire le parc du château et la courbe des collines, elle soupira profondément et cacha sa tête dans ses mains.

De nouveau, Roger se sentit brûlé de jalousie.

— Elle ne pense qu’au chevalier ! se dit-il.

Et de rage, sans savoir ce qu’il faisait, il abandonna le rempart fleuri qui le protégeait, il reprit en pleine lumière le chemin de la petite porte. Le bruit du gravier sous ses pas fit lever la tête à Régine ; apercevant cette forme humaine, un cri lui échappa, qu’elle étouffa en reconnaissant Roger. Ils se regardèrent. Elle fit un geste, sembla parler, et il crut devoir se rapprocher d’elle jusqu’au dessous de la fenêtre. Régine se pencha. Comme elle semblait émue !

— C’est vous, Roger ? dit-elle à voix basse.

Elle le voyait bien. Elle ajouta :

— Qu’y a-t-il ?… que voulez-vous ?

Question embarrassante. Roger balbutia.

— Je n’entends pas, reprit-elle. Attendez, j’y vais.

Et elle disparut deux minutes, au bout desquelles ce fut la fenêtre du rez-de-chaussée qui s’ouvrit, encadrant à son tour le buste gracieux de la jeune fille. Cette fois, ils n’étaient séparés que par l’appui de la fenêtre. Le cœur de Roger battait à lui faire mal, et il n’avait pas une seule parole au bout de la langue, ni la moindre idée dans le cerveau.

Régine prit bientôt la parole :

— Vous m’avez fait peur au premier instant, mais je vous ai reconnu bien vite. Qu’est-ce qu’il y a donc, Roger ?

— Rien d’extraordinaire… Je me promenais, et… j’ai eu tort de venir ici, mais… la porte étant ouverte, je… n’ai pas fait attention.

Comment osait-il ainsi mentir ? et pourquoi n’osait-il lui dire la vérité, que tout à l’heure il lui criait du fond de son âme ?

— Ah ! reprit elle, c’est seulement cela ?… Tant