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Mais l’attention était toute à la grande nouvelle et les questions se mirent à pleuvoir.

— Et votre acheteur, quel est-il ?

— Oui, est-ce un étranger ?

— Ou quelqu’un du pays ?

— Un étranger, répondit le chevalier ; le même qui a fait racheter tout le terrain compris entre le pied des Vreux et la rivière, et qui vient d’acheter encore toute la plaine des Jocres ; car il paraît que notre sol a un gisement de fer considérable qu’on veut exploiter. Bruneray va avoir un haut-fourneau, comme il y en a déjà d’autres dans le département, et c’est mon acheteur qui en a la direction.

Les visages devinrent sérieux. C’était assurément une importante nouvelle, grosse d’événements futurs, où chacun cherchait sa part probable.

— Ça va faire un grand changement, observa madame Renaud.

— Très avantageux, dit monsieur Cardonnel ; cela va donner une grande impulsion à Bruneray et doublera le chiffre des affaires.

Et il se frotta les mains.

— Ça doublera la population et le commerce, reprit monsieur Renaud, qui frotta ses mains l’une dans l’autre également.

Madame Cardonnel prit l’air d’une femme qui sourit à des rêves couleur de rose, et la figure de Lucette s’empreignit d’un vague émerveillement : car à quinze ans toute nouveauté a des perspectives heureuses.

— Alors ce monsieur va devenir notre voisin ?

— Et comment se nomme-t-il ?

— Jacot, répondit le chevalier, Jacot de la Rive ; mais je crois… j’imagine, ne sais pourquoi, que ce doit être le nom de son village.

— Ah ! voyez-vous, tenez ! voilà pourtant un préjugé de noblesse. Est-ce que cela se voit à l’air des gens ?

C’était madame Cardonnel qui adressait ces paroles au chevalier. Il repartit en riant :

— Vous savez bien que je n’ai pas de ces préjugés-là ; mais enfin… au reste, nous saurons plus tard si j’ai deviné.

— C’est un homme de… quel âge ?

— Quarante à cinquante ans, petit, sanguin, ni gras ni maigre, vif, actif, et qui semble très-intelligent… dans un certain ordre. Son regard est perçant, le menton aigu, la bouche mordante, le nez gros, les mâchoires larges. Il s’exprime aisément et a des manières apprises ; il a du monde… Vous le trouverez aimable. C’est un homme riche, on voit cela rien qu’à son marcher. En quelques coups d’œil, il a eu tout vu, tout prisé, et j’ai eu grand’peine à lui arracher les belles tapisseries de ma chambre, Roger, et certains meubles et objets de famille que je veux garder.

— Ah je crois bien, dit madame Cardonnel avec un grand soupir ; mais, si vous n’étiez pas obligé de vendre, baron, pourquoi ?…

— Chère dame, j’ai pu vivre jusqu’alors de mes trois champs, de mon jardin et de mon parc, mais sans bouger de mon trou et comme un homme pour qui la pièce de cent sous est une rare merveille. Or, le parc est celui d’un millionnaire ; on ne touche pas à ces terrains-là, on n’en vit pas, et c’est tout au plus si l’on s’en chauffe. Quant au château, il est arrivé au point où il menace ruine, faute de réparations, c’est-à-dire faute d’une dizaine de mille francs, que je n’ai pas, et que je n’aurai jamais, si je le garde. Toutes ces choses improductives conviennent à un grand seigneur, que je ne suis plus ; il est donc naturel que je les cède à nos successeurs, les barons de finance. Pour moi, je trouverai bien une petite maison à Bruneray, où me suivra ma bibliothèque, où je me referai un jardin, et où je vivrai, moins inutile aux autres que ne l’ai fait jusqu’à présent.

— Vous êtes un vrai philosophe, mon cher baron, dit madame Cardonnel attendrie, et, avec un élan d’enthousiasme ; en regardant son mari, elle ajouta : Si vous ne trouviez pas ailleurs ce qui vous convient ou plutôt si notre hospitalité vous pouvait être aussi douce qu’il nous serait doux de vous l’offrir, notre maison est bien trop grande pour nous, et l’on pourrait aisément vous arranger un appartement.

Le chevalier se leva pour aller prendre et baiser la main de madame Cardonnel, dont l’attendrissement, de ce fait, alla jusqu’aux larmes.

— Mille fois merci, chère dame, lui dit-il ; je serais trop heureux !… Mais je ne suis pas seul, et il me faut une maison entière et indépendante pour loger avec moi deux personnes, dont je ne me séparerai jamais. En quelque lieu d’ailleurs que se trouve la maisonnette dont je parle, nous serons toujours peu éloignés, et mes meilleurs moments vous appartiendront.

Il y eut un silence après ces mots, que rompit monsieur Cardonnel en demandant au chevalier, si monsieur Jacot ou monsieur Jacot de la Rive était ou non célibataire.

— Marié, il parle de sa femme et de ses enfants.

— Voilà tout un événement dans la société, dit madame Cardonnel.

— Certainement ces gens-là donneront des fêtes, ajouta madame Renaud.

La figure de la belle Émilie devint rêveuse.

— Eh bien ! ça va être une révolution à Bruneray, dit à son tour monsieur Renaud. Allons, il faudra blanchir notre magasin, et faire venir des étoffes de soirée, sans compter le grand nombre d’ouvriers… Oui, parbleu ! nous en ferons des affaires.

— S’il en est ainsi, reprit sa femme, Adalbert pourrait peut-être bien revenir avec nous.

— Oh ! nous n’y sommes pas encore, et le galopin a le temps de faire du chemin et des dettes d’ici là.

— Il vous donne toujours du souci ? demanda le chevalier.

— Mon Dieu ! oui ; il veut à toute force quitter le patron chez qui je l’ai placé. Il prétend qu’il ne gagne pas assez, qu’il est mal nourri : des bêtises. Ce garçon-là se croit né pour avoir ses aises et prétendre à tout. En polisson de vingt ans ! Moi, à vingt-cinq, monsieur, je gagnais trente francs par mois et l’on ne me nourrissait que de haricots. Ces jeunes gens d’aujourd’hui…

— Il n’est peut-être pas si bien traité que tu crois, dit la mère, et puis Dijon est si loin !

— Là, là ! nous savons ce que chantent les mères sensibles. Mais nous aurions une fois plus de vente, que j’hésiterais à le faire venir ; Adalbert ne sera jamais content chez nous. C’est un garçon trop ambitieux et trop têtu pour que nous puissions aller ensemble ; il ne parle que d’entreprises et méprise les petits gains. Mieux vaut aller sûrement. J’aimerais mieux un bon gendre.

À ce moment Régine regardait Roger, dont le mutisme semblait l’inquiéter. Elle rougit et détourna la tête ; Roger en fit autant, et monsieur Cardonnel s’en aperçut.

On fit ensuite de la musique, les jeunes filles chantèrent ; on reparla encore du grand événement, et puis l’on se sépara. Quand monsieur et madame Cardonnel furent seuls dans leur chambre :

— As-tu remarqué, dit-elle à son mari, les paroles du chevalier au sujet de cette femme et de son fils ? qu’il ne s’en séparerait jamais. Cela m’a bien étonnée, de la part d’un homme aussi convenable. C’est la première fois qu’il s’exprime ainsi. Voilà bien les hommes, c’est-à-dire les vieux garçons : ils finissent toujours par être dupés et accaparés par quelque coquine.

— Ça le regarde, répondit le notaire ; mais il y a bien autre chose qui nous regarde, nous, et que tu n’as pas vu.

— Quoi donc ? demanda-t-elle étonnée.

— Roger et Régine rougissent en se regardant. Quand