Page:Musee litteraire - choix de litterature 46.djvu/211

Cette page n’a pas encore été corrigée

— Qu’avez-vous, chevalier ?

— Mais, oui, reprend madame Cardonnel, il me semble, baron, que vous avez quelque chose ?

— Vous êtes clairvoyant, Roger, et vous aussi, chère madame, comme de vrais amis. Je vous dirai cela dans un moment. Et s’adressant à Émilie : Vous avez donné tout à l’heure, mon enfant, deux notes admirables. Ah ! que je voudrais vous voir enseigner la méthode qui montrerait ces diamants dans tout leur éclat, et qui donnerait tant de prix à une voix moins belle que la vôtre, celle de ma pauvre belle-sœur. Quand venez-vous passer deux ans à Paris.

— Hélas ! dit madame Cardonnel, c’est ce que j’avais rêvé ! S’il n’y avait pas d’intrigants au monde…

— Chère madame, il y aura du moins un acte que ne fera pas monsieur Nauthonier.

— Comment ? lequel, chevalier ?

— Attendez un peu, voici nos amis Renaud, et je préfère ne dire qu’une fois ce que j’ai à dire.

En effet, on entendait résonner dans l’antichambre les sabots légers que mettaient les dames Renaud pour traverser le jardin humide, et leurs chuchottements, tandis qu’elles déposaient leurs manteaux et capuchons. Puis on vit entrer la bonne madame Renaud, toujours aussi ronde et aussi légère que par le passé, ou peut-être un peu plus ronde, mais n’en tenant pourtant pas plus de place, on ne sait comment, et toujours aussi prompte à aller, venir, veiller, à toute chose et donner un coup de main à tout le monde. Puis Régine… Bon Dieu ! est-ce bien Régine, cette jolie personne aux cheveux bruns, sur lesquels la lumière se jette avec amour et resplendit triomphante, et dont les joues, le front, les yeux, n’ont pas moins d’éclat ? Pourtant on dirait que ses yeux craignent de laisser voir tout ce qu’ils renferment, ils évitent de se fixer avec une sorte de gêne ou de pudeur comme s’il y avait dans le salon quelque chose ou quelqu’un qu’on eût peur de voir, et le regard ne brille et s’échappe, sous la paupière abaissée, qu’au travers de longs cils, qui donnent à son rayonnement un ton ineffable. A-t-elle honte, à peine débarrassée du manteau qui la cachait, de montrer dans toute sa beauté la taille si pleine, si ferme et si souple que modèle la coupe de son corsage ? Se trouve-t-elle trop rose et trop blanche, où demande-t-elle grâce pour la naïve coquetterie de sa toilette, bien simple, mais jolie, et que complète un petit bouquet d’œillets rouges et de résédas, placé à sa ceinture ?

Lucette n’y met pas tant de façons.

Est-ce une petite fille ? est-ce une demoiselle ? On ne sait trop ; elle-même n’en sait rien sans doute et n’a pas l’air de s’en inquiéter. Elle a dans les mouvements cette délicieuse brusquerie d’une future femme qui n’est encore qu’un petit garçon, et elle présente à madame Cardonnel, un bouquet aussi d’œillets rouges et de résédas, pareil à celui de Régine, mais bien moins joli, quoique bien touffu. Pourquoi ? Demandez à Roger, qui regarde l’autre. Peut-être la ceinture de Régine a-t-elle quelque chose de cette ceinture de Vénus qui enchantait toutes choses autour d’elle.

Monsieur Renaud est un homme aux yeux verts, au teint fleuri, qui eût pu faire un beau cuirassier, un robuste laboureur, et qui a passé sa vie à auner du drap dans une boutique. C’est cela peut-être qui lui donne quelque chose d’inquiet et de furibond, il a la parole vive, le verbe un peu haut, — ce qui choque madame Cardonnel, — et se passionne facilement, soit en politique, soit surtout quand il s’agit des affaires locales. Plus d’une fois, il a soulevé des orages au sein du conseil municipal, où il représente le commerce de Bruneray ; mais, comme dit sa femme, c’est une soupe au lait : le temps de tourner la main, il n’y paraît plus. Il n’est pas capable avec cela de tuer une mouche, et, sauf en ce qui concerne ses idées d’honneur et de probité, où il est plus ferme qu’un roi, on peut toujours lui faire entendre raison.

— C’est fort bien, dit madame Carbonnel en coupant court aux premiers échanges d’affectueuse politesse ; mais je n’oublie pas que le chevalier à quelque chose à nous apprendre.

— Ah ! ah ! s’écrie monsieur Renaud, il y a du nouveau ? Moi, je ne sais rien. Dites-nous ça !

Toutes les têtes s’étaient tournées vers le chevalier. Celui-ci n’avait nullement l’air vainqueur et satisfait d’un donneur de nouvelles qui jouit de la curiosité de son auditoire : ses traits, éclaircis par l’arrivée et le sourire des deux demoiselles Renaud, qui semblaient être ses préférées, se rembrunirent ; il toussa légèrement, respira comme un homme qu’un poids oppresse, et dit d’une voix un peu rauque :

— Il ne s’agit pas d’un papotage… C’est une chose faite… Je vends le château.

Le silence qui suit tout grand imprévu accueillit d’abord cette parole, puis les exclamations commencèrent ; mais entre toutes se distingua celle de Régine, qui s’écria d’un ton vivement alarmé :

— Oh !… qu’est-il donc arrivé ? pauvre ami !

Se levant en même temps, les deux mains tendues, elle alla vers le chevalier, et, comme fort touché il la recevait en l’embrassant, tout à coup elle fondit en larmes.

— En vérité, vous seriez si embarrassé ? demanda madame Renaud, et la crainte qu’avait conçue Régine frappa tous les esprits alors. On se regarda. Roger seul ne disait rien, il était immobile et pâle.

— Mon cher ami, dit monsieur Cardonnel en s’approchant à son tour du chevalier et en lui serrant la main, je ne suis plus en mesure comme autrefois… mais cependant, si je pouvais vous être utile, ce serait de tout mon cœur.

— Assurément, dit madame Cardonnel.

— Moi aussi, dit monsieur Renaud.

Lucette, avec un air de tristesse qui semblait étrange sur son frais visage, était venue, elle aussi, embrasser le chevalier.

— Mes bons, mes chers amis, dit celui-ci avec un attendrissement joyeux, je ne savais pas faire tant d’effet. Bien que cette vente m’attriste un peu, je l’avoue, ce n’est pas un malheur, c’est un avantage que j’accepte. Je n’ai pas de dettes, je ne suis pas plus ruiné qu’auparavant, et je vais être moins pauvre. On m’achète les Vreux soixante mille francs.

— Ah ! ah !

— Alors tant mieux.

— Soixante mille francs.

Dès lors tout rentra dans les limites d’une émotion de curiosité, d’imprévu, et l’on se rassit. Régine seule avait peine à se remettre.

— Que tu es donc sotte ! lui dit sa mère.

— Ma chère enfant, dit monsieur de La Barre, merci de vos larmes, pour moi d’abord, puis pour mon vieux nid. Quand j’ai fait ce sacrifice, je n’ai pas pensé seulement à mes souvenirs, j’ai pensé aux vôtres…

— Ce pauvre parc ! dit-elle.

Et de nouveau ses larmes coulèrent.

— Voyons, Régine, ça n’a pas le sens commun, gronda le père.

— Laissez-la, reprit monsieur de La Barre en la couvrant d’un regard attendri ; Régine pleure comme le ciel, au matin, épanche de la rosée. C’est un besoin, laissez-la.

Et il prit paternellement dans sa main la main de la jeune fille, restée assise près de lui.

— Eh bien ! et Roger ? s’écria madame Cardonnel ; on dirait que votre nouvelle amie le rend malade.

— Pas du tout ! répliqua le jeune homme en tressaillant.

Puis il se leva et se mit à marcher dans le salon.