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Mais, peu après, ces commérages prirent une autre direction.

Malgré sa pauvreté, le chevalier n’était pas insensible au spectacle de la misère, et plus d’une fois, par l’entremise de sa vieille gouvernante, des voisins indigents avaient reçu, dans leurs maladies, du bouillon de volaille, du gibier, quelques sous même, bien que ce fût la denrée la plus rare au château. Une pauvre femme du village des Vreux, sis de l’autre côté de la colline, perdit son mari d’une fluxion de poitrine, fin trop fréquente de ces pauvres travailleurs dans leurs sueurs de l’été, et resta chargée de deux enfants. On l’assista au château et souvent elle vint travailler au jardin ; elle était jeune encore, intéressante par son air intelligent et doux, et assez jolie. Elle trouva bientôt à se remarier ; mais elle refusa, et cependant bien qu’on ne lui connût aucun amoureux, elle mit au monde la seconde année de son veuvage, un enfant qu’elle fit inscrire sous son propre nom à la mairie. Elle ne pleurait pas et ne se plaignait de personne ; elle pleura seulement du départ de son fils aîné, le petit Gabriel, âgé de dix ans, qui, après l’accouchement de sa mère, désolé des propos qu’il entendait sur son compte, et lui en voulant d’avoir oublié le père mort et de s’être déshonorée, partit pour Chaumont, où il avait un oncle, et ne revint plus. Le chevalier fut accusé d’être le père au bâtard, et personne n’en douta plus quand, après la mort de la vieille gouvernante, ce fut Marie Cardan qui vint, avec son enfant, le petit Joseph, tenir le ménage au château.

La conduite à tenir, en raison de l’accueil fait aux enfants par le chevalier, fut l’objet d’une discussion approfondie entre monsieur et madame Cardonnel.

— C’est bien embarrassant, disait cette dernière. Tu lui dois une visite, c’est évident ; mais s’il ne te la rend pas, ce sera désagréable. Ces nobles ont des préjugés si bêtes !

— Je puis tout simplement aller lui faire mes excuses de l’incartade des enfants avec Renaud…

— Avec Renaud ? par exemple ! Allons donc ! ce serait précisément empêcher qu’il pût te rendre ta visite ; car enfin il n’irait pas chez les Renaud apparemment… des boutiquiers ! Non, non, tu dois tenir ton rang vis-à-vis de ce noble, justement à cause de ses idées et te présenter à lui comme son égal. C’est pourquoi tu ne peux pas y aller avec Renaud.

— Ça aurait eu l’air plus simple. Au lieu que si je lui fais une visite, et qu’il ne me la rende pas, comme tu dis…

— Pourquoi ne te la rendrait-il pas ? Il me semble que nous le valons bien.

— Alors tu voudrais que nous le vissions ?

— Moi ? s’écria madame Cardonnel. Oh ! ce n’est pas que j’y tienne ! Je l’ai vu plusieurs fois ce n’est pas un homme élégant ni qui paraisse bien aimable, cependant il a l’air distingué. Non, je ne tiendrais pas tant à l’avoir chez moi, d’autant que cette affaire de sa bonne…

— Oui, ça n’est pas très-moral, et surtout de l’avoir chez lui ; car autrement on sait bien que les hommes ne sont pas des anges…

— Puis c’est avilissant, de pareilles amours ! une paysanne ! Cela témoigne fort peu de délicatesse.

— Assurément, dit monsieur Cardonnel d’un ton complaisant.

— Oh ! après cela, reprit madame, qui évidemment ne voulait pas damner le chevalier, que sait-on ? On n’a pas le droit d’affirmer que cette femme est sa maîtresse. Il peut l’avoir prise par charité, et croire que son rang le met au-dessus de tels propos. Il ferait mieux de se marier.

— Quoi ! avec elle ? s’écria le notaire abasourdi.

— Es-tu fou ? s’écria madame Cardonnel pleine d’indignation ; avec une jeune fille comme il faut, cela va sans dire. Il y a ici de nos demoiselles qui valent un noble ruiné.

Le notaire en convint, et il fit également ce que désirait sa femme, c’est-à-dire qu’il alla dès le lendemain, en belle tenue, faire visite au chevalier, qu’il n’avait rencontré jusque-là que sur un terrain neutre : une fois dans son étude, très-rarement au café, dans la rue, où l’on se saluait seulement. Cordialement reçu monsieur Cardonnel se risqua à faire observer au chevalier qu’il vivait bien solitaire, et qu’un peu de voisinage le récréerait. La réponse fut courtoise, sans être bien nette, et madame Cardonnel attendit avec impatience l’événement. Elle s’était dit qu’avoir dans son salon « le chevalier, » cela ferait bien. Au bout de huit jours, le chevalier n’ayant pas paru, elle commença à émettre des aphorismes acerbes contre les préjugés nobiliaires ; cependant elle permit à ses enfants de retourner dans le parc, et quand le chevalier vint lui-même, le lendemain, rapporter un objet oublié par eux, — ce qui était cependant peu cérémonieux et par conséquent peu convenable, — elle fut charmante pour lui. Puis, toujours grâce aux enfants et pour reconnaître les bontés que le chevalier avait pour eux, on le combla de prévenances, qu’il dut reconnaître. Bref, il devint l’ami de la maison, car il n’y mit aucune mauvaise volonté, et il n’avait qu’un défaut, dont madame Cardonnel s’étonnait toujours : c’est qu’il détestait l’étiquette. Maintenant, au contraire, elle ne lui trouvait plus assez de préjugés, car il semblait n’établir aucune différence entre les personnes. Il allait chez les Renaud aussi familièrement que chez le notaire ; ses sympathies n’étaient déterminées que par les caractères et les qualités individuelles ; il serrait la main au vieux Pautre, le bourrelier. Cela humiliait madame Cardonnel ; car, de la sorte, l’amitié du chevalier n’était plus un hommage à leur importance extérieure, et seulement à leurs qualités intimes.

Il y avait des années déjà qu’avait eu lieu la première excursion des enfants Cardonnel et Renaud dans le parc du château des Vreux, quand le chevalier entra, un soir d’avril 1800, dans le salon Cardonnel, où l’on se réunissait pour passer ensemble les dernières veillées de la saison, qu’animait la présence de Roger, ramené, par les vacances de Pâques, à la maison paternelle. Les petits personnages avaient singulièrement grandi depuis cette excursion mémorable. Roger était maintenant un jeune homme aussi distingué que l’enfant avait été gracieux ; ses cheveux blonds avaient bruni, ses yeux noirs s’étaient animés, une barbe encore follette couvrait ses joues ; mais il avait gardé l’air d’intelligence et de bonté qui était encore le plus grand charme de sa figure, et sa physionomie, pour avoir plus d’assurance et d’éclat, n’avait pas perdu ces expressions naïves, qui témoignent à la fois d’une grande confiance et d’une grande sincérité.

Roger avait accompli ses vingt ans ; il possédait depuis deux ans son diplôme de bachelier, et, renonçant à l’école polytechnique, par préférence pour les lettres, il étudiait le droit à la Faculté de Dijon.

La beauté d’Émilie avait tenu les promesses de son enfance ; elle était vraiment remarquable, et l’air de fierté qu’avait conservé la jeune fille ne lui ôtait aucun charme, car il n’excluait ni la décence ni la modestie, et s’harmonisait à merveille avec le caractère de cette beauté. On ne pouvait savoir mauvais gré à cette belle enfant de porter noblement la couronne que la nature elle-même avait mise sur son front, et que son talent haussait d’un double éclat ; car, au moment où entrait le chevalier, la voix pure, étendue et passionnée d’Émilie remplissait le salon et ravissait même au dehors les passants attardés.

Les Cardonnel pressant la main de leur hôte, et Roger, dont le regard s’est attaché sur lui au moment où il pénétrait dans le salon, lui demanda :