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— Toi aussi, ma petite chérie.

— Ah ! si l’on se met en ménage ? dit Adalbert. Alors voulez-vous être ma femme, Émilie ?

Car cet effronté garçon n’osait pas tutoyer la fière petite fille.

— Non, répondit-elle sèchement.

Et tandis qu’il lui adressait un remercîment ironique, accompagné d’une pirouette, s’appuyant nonchalamment à l’entrée du berceau, elle se mit à considérer, avec son instinct né d’artiste, le petit dormeur.

— Oui, dit-elle, il est beau comme l’Endymion de nos gravures, n’est-ce pas, Roger ? Quel dommage que ce soit un petit paysan !

Au bruit de tous ces propos, le sommeil de l’enfant se dissipait. Il se frotta les yeux, se dressa sur son séant, et fixa de grands yeux étonnés sur la petite troupe qui l’entourait. Aussitôt Régine le combla de caresses ; mais l’enfant, inquiet, un peu sauvage, tourna la tête et chercha des yeux autour de lui ; puis il voulut s’en aller, et, comme on le retenait, il cria d’un ton effrayé :

— Maman ! maman ! Monsieur ! monsieur !

— Je suis là ! dit une voix mâle qui partait d’en haut, et les enfants, interdits, levant les yeux, aperçurent debout sur la roche, à laquelle était adossé le bosquet, un homme qu’ils reconnurent aussitôt, car ils l’avaient tous vu passer parfois dans les rues de Bruneray.

— Le chevalier ! dit Adalbert, et, se courbant, comme s’il eût voulu se mettre à quatre pattes, il fila sous bois, avec la rapidité d’un chevreuil, du côté de la sortie, laissant là ses compagnons. Régine, toute honteuse, resta immobile. Émilie rougit ; mais, sans trop perdre contenance, elle adressa au chevalier un salut de princesse. Roger, bien que fort ému, se conduisit comme un preux ; il ôta son chapeau, et s’approchant d’un air confus et poli de l’homme dont ils avaient violé le domicile :

— Monsieur, lui dit-il, nous avons eu tort d’entrer chez vous sans votre permission. Excusez-nous, c’est la curiosité ; nous n’avons touché à rien, et les petites ont cueilli seulement, comme vous voyez, quelques fleurs sauvages.

— Monsieur, répondit gracieusement le chevalier, je ne m’attendais pas à votre visite ; mais elle m’est agréable, et puisque vous avez, ainsi que ces demoiselles, la curiosité de connaître mon parc, je me ferai un plaisir de vous le montrer moi-même. Venez, il y a une assez jolie grotte où je vais vous conduire, et les plus beaux arbres sont du côté de la maison.

Très-doucement surpris de cet accueil, les enfants suivirent le chevalier, qui, tenant par la main le petit paysan, leur montra en effet tous les détails du parc, et de plus son parterre, dont il prenait grand soin, et une serre, où fleurissaient des plantes exotiques. Ensuite il les engagea à entrer au château pour se reposer, et leur fit boire, car la chaleur était forte, du sirop de framboises, fait par la gouvernante, et qu’ils trouvèrent délicieux. On ne se sépara qu’au bout de deux heures, et le chevalier invita ses nouveaux amis à revenir le voir, si cela plaisait à leurs parents, en leur octroyant la permission de cueillir les fraises et les noisettes du parc aussitôt qu’elles seraient mûres.

Les enfants avaient le cœur trop plein de cette aventure pour ne pas la raconter, au risque d’être grondés pour leur escapade ; ils devinaient aussi, confusément, que l’accueil flatteur qu’ils avaient reçu et l’intérêt de cette aventure, on avait si peu d’aventures à Bruneray, les préserveraient d’une réprimande sévère. En effet, ils ne furent grondés que pour la forme, et non-seulement leurs parents écoutèrent avidement tout ce que d’eux-mêmes les enfants rapportèrent des paroles du chevalier et des détails de son habitation, mais les pressèrent de questions dans tous les sens.

— Ah ! le chevalier vous a dit ceci, cela ? Et comment vous l’a-t-il dit ? De quel air ? Ainsi il savait bien que vous étiez les enfants de monsieur et madame Cardonnel ?… Ah ! il a dit : Vous êtes les filles de monsieur Renaud ? Adalbert aurait dû rester, le gamin, lui qui a de l’esprit. Et comme cela il donnait la main au petit de sa gouvernante ? Et le château est encore beau ?

— Oh ! très-beau ! répétaient les enfants, émerveillés des grandes salles, des hautes fenêtres, des sculptures et surtout des tapisseries où Roger avait reconnu l’histoire de Jeanne d’Arc.

Le chevalier ou plutôt le baron de La Barre des Vreux, car, autrefois le cadet de sa famille, il en était devenu le chef par la mort de son frère aîné, était le dernier mâle d’une maison assez puissante au siècle précédent, pour que sept ou huit familles de bourgeois ou de paysans se fussent enrichies de ses dépouilles, à la vente des biens nationaux. Le château seul, avec son parc et deux ou trois champs attenants, était resté à ses anciens maîtres ; maigre domaine, qui ne suffisait pas même au plus strict nécessaire de six personnes : Monsieur et madame de La Barre et leurs quatre enfants, tous nés dans l’émigration, où leurs parents eux-mêmes s’étaient mariés. C’étaient des gens fiers de cœurs et d’allures, ne sachant point solliciter ; aussi n’eurent-ils qu’une part dérisoire à l’indemnité. La dot de madame de La Barre les nourrit tant qu’elle dura, mais les derniers écus s’en étaient allés pour l’équipement du plus jeune des enfants, entré dans la garde royale en 1828. Le chevalier avait alors dix-huit ans.

La révolution de 1830 fut la ruine complète de la famille. Le père en mourut de chagrin, et la mère vécut peu d’années après. Déjà les deux filles s’étaient faites religieuses. L’aîné des La Barre, capitaine dans l’armée, donna sa démission. Il avait dédaigné de s’enrichir en épousant une dot bourgeoise, et s’était marié avec une jeune fille noble, aimable et jolie, dont il était amoureux, mais qui n’était pas plus riche que lui. Ils revinrent habiter, avec leur fils unique et le chevalier, le château des Vreux, où madame de La Barre mourut de consomption, à peine âgée de trente-deux ans.

Quant au chevalier, ne pouvant sans doute se résoudre à l’oisiveté, il s’engagea, malgré son frère, comme simple soldat, et parvint rapidement au grade d’officier ; mais tout à coup il donna sa démission à l’époque des événements de Paris, en 1839, et revint chez son frère, au moment où son neveu, le jeune de La Barre, âgé de dix-sept ans, partait pour l’Italie, engagé au service du pape Grégoire XVI. Les deux frères vécurent tristement au vieux château, servis par une vieille bonne qui les avait vus naître ; ils ne recevaient personne, étant pour cela trop pauvres, voyaient rarement un ou deux gentillâtres des environs, et n’avaient avec les bourgeois de Bruneray que des relations d’affaires ou de hasard.

Un jour, une terrible nouvelle fut apportée au château, sous forme d’une lettre à grand cachet noir, scellée des armes pontificales. Le jeune de La Barre avait été victime d’une des insurrections fréquentes qui éclataient à Rome en ce temps. Le père, accablé, eut, quoique jeune encore, une congestion cérébrale, et ne survécut à son fils que quelques semaines. C’est ainsi que le chevalier de La Barre s’était trouvé propriétaire du château et seul membre restant de la famille, — à l’exception de ses deux sœurs, religieuses. — Devenu baron par la mort de son frère aîné, il continuait à être appelé dans le pays le chevalier, non sous lequel on l’avait connu pendant si longtemps. Il faut croire que cela lui était indifférent, car il ne reprenait jamais personne à ce sujet. Il vivait tantôt dans sa bibliothèque et tantôt dans son jardin, ne sortant guère que pour aller à la chasse. Il avait alors trente-trois à trente-quatre ans. Comme il visitait quelquefois un gentilhomme des environs, où il y avait une fille à marier, l’opinion publique les fiança ; mais il cessa presque entièrement d’y aller, et l’on dut, pendant quelque temps, ne plus s’occuper de lui à ce sujet, faute de tout prétexte à commérages.