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pauvres qu’elle appelait, sans trop de calomnies, « ces petits pouilleux, Bruneray possédait une école tenue par une vieille demoiselle sans fortune, qui ne savait rien ou à peu près, mais en revanche ne recevait que des enfants propres et bien tenus. Madame Cardonnel, comme la plupart des mères bourgeoises, n’avait pas la patience d’instruire ses enfants ; elle les envoya donc, dès l’âge de cinq ans, pour s’en débarrasser, comme on dit, chez mademoiselle Bobêne, où ils firent la connaissance des enfants Renaud, Adalbert et Régine, auxquels vint s’adjoindre plus tard leur petite sœur Lucette.

Adelbert était un de ces petits garçons dont les parents disent : « Il est bon enfant ! » et que le public impartial appelle des polissons. Chargé de ramener sa sœur à la maison, il la plantait là, le plus souvent pour courir à d’autres passe-temps, et Régine, embarrassée, le cœur gros, son petit panier à la main, regardait s’éloigner le mauvais sujet, se demandant comment elle allait franchir toute seule les écueils du chemin : le Cerbère de telle porte, le cours de tel ruisseau, qui semblait un fleuve à ses petits pieds, et par-dessus tout les gamineries d’autres Adalbert, capables de mauvais tours vis-à-vis des petites filles errantes. Ce fut un de ces jours que Roger vint la prendre par la main, en lui disant a Viens avec nous ! » et qu’elle suivit pour la première fois ses deux amis, sous l’escorte respectable de la bonne à mame Cardonnel. Ce devint une habitude, surtout quand Adalbert, évincé par ses allures tapageuses de l’école Bobêne, eut passé chez l’instituteur. Chaque soir désormais, Régine et Lucette revenaient chez leurs parents en compagnie des petits Cardonnel ; on causait amicalement le long du chemin, jusqu’au seuil de la boutique, où l’on faisait halte et l’on se séparait en s’embrassant, Outre les sympathies de caractère et le voisinage, l’intimité était naturelle : Émilie, Régine et Roger formaient à eux trois la première classe de l’école Bobêne, où Roger, plus âgé de deux ans que les petites filles, avait de plus le grade de moniteur.

Il y eût perdu son temps, s’il avait aimé l’étude et puisé lui-même dans les livres ; car, à sept ans, il en savait déjà plus long que mademoiselle Bobêne. À huit ans, il quitta l’école pour étudier le latin sous la direction du curé. Ce fut un chagrin pour les fillettes que de perdre leur camarade ; mais on se dédommagea les jeudis et les dimanches ou encore au jardin, les soirs d’été ; car le jardin des Renaud et celui des Cardonnel n’étaient séparés que par un mur assez bas. Roger se fit un jeu de passer par-dessus, et les petites filles de l’imiter, grâce aux espaliers. Les pleurs de Lucette, restée de l’autre côté du mur, et quelques robes déchirées, décelèrent aux parents le tour de force, qui fut sévèrement défendu. Mais l’obéissance est une vertu, que vingt siècles bien comptés et probablement plusieurs centaines d’autres ont vainement essayé d’inculquer, — ce qui vraiment est décourageant, à l’espèce humaine. Les enfants continuèrent l’escalade, et monsieur Cardonnel, vivement irrité de cette coupable désobéissance…, fit percer une porte dans le mur.

Car, — la différence de rangs toujours mise à part, les familles étaient au mieux ensemble. Le commerçant contractait chez le notaire, et la notairesse achetait chez les commerçants. De plus, le voisinage avait donné lieu à mille petits services échangés de si bonne grâce, avec tant d’empressement, que c’était plaisir d’y avoir recours et qu’on ne s’en faisait faute. Ce qui manquait dans un ménage s’empruntait chez l’autre. Dans une maladie que fit madame Cardonnel, on vit madame Renaud s’installer au chevet de la malade, et gouverner les enfants et la maison. À son tour, madame Cardonnel fut excellente de bonté pour les voisins, quand la petite Lucette faillit mourir d’une angine. On s’envoyait réciproquement les premiers fruits du jardin, le premier gibier de la saison. Toutefois, de la part de la famille Renaud, une respectueuse déférence et un empressement plus vif atténuaient ce qu’un échange trop égal aurait eu de choquant pour l’orgueil des Cardonnel. Ainsi, quand les Renaud allaient, pour emplettes ou affaires, à Chaumont, ils emportaient, de la part de leurs voisins, une liste de commissions, des plus grosses aux plus menues ; mais ils n’eussent jamais consenti à charger de pareils soins monsieur le notaire ou sa femme, et ceux-ci, trouvant l’arrangement naturel, n’y pensaient pas davantage. De même, quand les Cardonnel donnaient un dîner à la société de Bruneray, ils n’invitaient pas les Renaud, et ceux-ci ne s’en fâchaient point : la chose eût été d’une étrangeté vraiment scandaleuse. Mais quelquefois, — le dimanche ou pour quelque fête, pour le réveillon de Noël, pour sauter des crêpes au carnaval ou pour manger du pâté à Pâques, ou pour les fêtes patronales des enfants, on avait « nos voisins a en petit comité ; on leur donnait tout à la fois moins qu’aux autres et beaucoup plus, car cette intimité à part devenait presque familiale.

— Ce sont de si bonnes gens, ces Renaud ! disait madame Cardonnel avec un ton de supériorité qui n’excluait pas un sentiment vrai. Ils nous sont si attachés qu’ils se jetteraient au feu pour nous ! Je crois que, si j’avais le malheur de perdre un de mes enfants, madame Renaud le pleurerait autant qu’un des siens. Puis, ajoutait-elle, une délicatesse, une réserve !… sachant si parfaitement se tenir à leur place et n’être point gênants ! Malgré la différence d’éducation, ce sont pour nous de vrais amis.

La différence d’éducation était-elle si grande ? Il est vrai que madame Renaud n’avait pas de piano et n’avait jamais dessiné d’après la bosse ; peut-être même n’avait-elle jamais appris par cour les exploits de Cyrus, fils de Mandane. Cependant cela n’empêchait pas que les deux femmes ne trouvassent un égal plaisir à échanger leurs observations sur les faits et gestes, moins héroïques, des habitants de la petite ville, sur la manière de faire les conserves, ou sur le prix des denrées. Mais, dans ces moments-là, si une visite arrivait, si quelqu’une des dames de la société, bien empanachée, faisait son entrée dans le salon Cardonnel, madame Renaud tout aussitôt pliait son tricot et s’éclipsait, retenue seulement pour la forme, par son hôtesse, qui disait languissamment :

— Eh bien ! vous partez, madame Renaud ?

— Ne faites pas attention. Je reviendrai.

— Enfin vous êtes chez vous.

Et la boutiquière s’évadait, sans être reconduite, pendant qu’on s’empressait autour de la visiteuse comme il faut.

Peu à peu ces deux familles prirent l’habitude de passer ensemble les veillées d’hiver, à part les jours où madame Cardonnel recevait, car c’était la famille Renaud qui, laissant le coin de son feu, et revêtant manteaux et capuchons, se rendait chez le notaire en passant par la petite porte du jardin. Cette habitude devint une obligation pieuse, à partir du moment où la fortune tourna le dos aux Cardonnel par l’effet des intrigues de leur concurrent, et, dans la solitude relative qui peu à peu se fit autour d’eux, l’amitié des Renaud devint plus attentive, plus dévouée, et prit toute la place demeurée vide.

Un seul autre familier venait souvent partager ces soirées de famille, où l’on jouait et causait, et que varièrent plus tard le jeu et la voix d’Émilie. C’était un homme de quarante ans environ, qui n’était guère connu dans Bruneray que sous le nom du chevalier, nom qui semblait un anachronisme à des oreilles étrangères, mais qui, pour les Bruneyriens, était une des notes les plus familières de leurs harmonies locales. C’était aussi par les enfants que cette amitié était née. Les enfants, par leur insouciance de l’étiquette et des préjugés, sont un lien social ; avec leur vivacité charmante, ils passent