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neutre, dont la position n’était peut-être pas la moins épineuse, car il était, bon gré, mal gré, le terrain où s’échangeaient les hostilités toutes verbales des deux camps rivaux, qui lui en voulaient chacun également de ne pas rompre avec son adversaire.

Le chef d’une de ces factions, monsieur Cardonnel, était pourtant l’un des hommes les plus pacifiques de ce monde. D’un caractère égal, jovial même, d’une probité rigide, bon époux, bon père, il était de plus un parfait notaire. Tout au plus aurait-on pu lui reprocher parfois quelque intempérance de langue, une plaisanterie un peu salée ; mais qui donc, sous ce rapport, à Bruneray eût pu lui jeter la pierre ? J’entends en eût le droit. Monsieur Cardonnel n’avait pas même d’opinion politique digne de ce nom. « Moi, je suis pour le bon ordre et la justice, disait-il souvent, et voilà tout. » Il ne s’agissait plus que de les reconnaître.

Mais, si pacifique fût-il, monsieur Cardonnel n’avait pu se préserver d’une irritation amère en se voyant enlever chaque jour sa clientèle par l’autre notaire, un collègue, — homme aussi remuant que l’autre était paisible, et qui, mettant de côté la dignité magistrale derrière laquelle monsieur Cardonnel se retranchait, allait visiter les paysans, jasait, trinquait avec eux, flattait habilement leurs préjugés, leurs rancunes, leurs égoïsmes, et les faisait avec honneur s’asseoir à sa table. Dîners bien payés, car depuis que cet homme actif avait remplacé le vénérable et paisible monsieur Héron, les revenus, autrefois si ronds, de l’étude Cardonnel, avaient diminué de moitié, et cette moitié s’en était allée dans les poches de l’homme sans principes, de celui qu’on nommait dans la maison Cardonnel, avec l’expression de mépris la mieux sentie, ce petit sauteur, cet intrigant, et qui s’appelait dans le monde des affaires maître Nauthonier.

En petit comité, baissant la voix, on lui appliquait une qualification plus grande encore : le filou ! Il s’agissait d’une histoire de testament où monsieur Nauthonier était accusé de s’être prêté, moyennant bon prix, à des manœuvres coupables ; mais cela n’avait pu être prouvé, et ces accusations, chuchottées sous le manteau de la cheminée, n’empêchaient que monsieur Nauthonier jouît d’une grande influence et d’une grande considération. Il était au mieux avec les autorités et l’intime du presbytère, allant à la messe et faisant aux élections une vive propagande en faveur du candidat du gouvernement. Dans ses voyages à Chaumont, il était bien reçu à la préfecture et à l’évêché. Quelques faveurs obtenues par sa recommandation avaient produit dans le pays un effet énorme. « Il a le bras long ! » disaient les paysans, et tous affluaient chez lui. Dans la bourgeoisie, son parti était aussi de beaucoup le plus considérable. Sa faconde, opposée à la bonhomie un peu lourde de monsieur Cardonnel, plaisait ; puis il faisait des compliments à tout le monde, et, pour être banale, cette monnaie-là, par exception, n’en était pas moins précieuse. Enfin, quoique marié, mais sa femme était si laide ! — il était galant avec les femmes, qui en raffolaient.

D’autres petits avantages, très-grands, appartenaient encore à monsieur Nauthonier contre son rival : il habitait au centre, juste sur la place du marché, tandis que la maison Cardonnel était située tout à l’extrémité de la petite ville, près de la promenade. C’était le beau quartier, et cette maison, au toit élevé, entre cour et jardin, à porte cochère, commandant tout Bruneray, et qui n’était dominée que par le château, avait un aspect superbe, mais isolé.

Le château d’ailleurs ne l’éclipsait guère ; c’était celui d’un noble ruiné, et l’on eût dit qu’il s’enveloppait pour cacher sa dégradation, des grands arbres de son parc, à travers lesquels on apercevait seulement les toits aigus de ses poivrières.

La décadence de l’étude Cardonnel ne datait que de quelques années. Pendant longtemps, elle avait été prospère, et monsieur et madame Cardonnel avaient pu se bercer des plus doux rêves, des plus ambitieux même, quant à l’avenir de leurs deux enfants, les plus beaux enfants de Bruneray, comme le répétaient à satiété les amis et féaux de la maison, et c’était si vrai que l’envie même ne l’osait nier. La fille surtout, Émilie, était la plus belle fillette qu’on pût voir, et, dès l’âge de dix ans, quand elle passait, fière et bien parée, dans les rues de Bruneray, on s’exclamait, en disant :

— Quelle belle fille ça sera un jour !

— Ah ! monsieur Cardonnel, vous en aurez des coups de chapeau ! disaient les commères.

Et quand Roger, avec sa tête blonde, aux traits fins et nobles, ses beaux yeux brillants, son air intelligent et bon, sa taille bien prise, donnait le bras à sa sœur, l’enchantement était complet ; les exclamations élogieuses, les regards, les saluts flatteurs, pleuvaient, et madame Cardonnel, marchant derrière ses enfants, n’était occupée qu’à contenir la joie orgueilleuse qui perçait partout sur ses traits.

Flagornés, flattés, obéis, ces deux enfants portaient leur royauté, Roger avec assez d’insouciance, Émilie avec une dignité toute royale. Ils n’étaient méchants ni l’un ni l’autre, ils avaient pris la douceur de caractère de monsieur Cardonnel et la fermeté de leur mère. Ils étudiaient volontiers et comprenaient vite. Émilie, dès l’âge de quatre ans, reproduisait avec pureté les airs qu’elle entendait chanter, et tapotait d’un air ravi sur le piano sans faire une fausse note ; et si Roger, qui possédait le talent contraire, attaquait à son tour le clavier, cette cacophonie arrachait à la petite fille des cris de douleur, et elle s’enfuyait en mettant les mains sur ses oreilles.

Quels rêves se bâtissaient au foyer Cardonnel sur ces têtes chéries, soit entre les deux époux, dans l’intimité, soit dans le cercle qui les entourait, et qui alors se composait de la société tout entière.

— Émilie sera une grande artiste, disait madame Cardonnel à son mari. Il faut respecter la vocation ; mais elle n’en sera pas moins un modèle de bon ton et de pureté. Nous irons nous établir à Paris, elle vivra près de nous, et son mari la recevra de nos mains comme une autre jeune fille.

Ce mari-là, que pouvait-il être ? Un prince russe ? un lord anglais ? quelque ambassadeur ? tout au moins un millionnaire ; et si les deux époux Cardonnel ne dirent pas un fils de roi, c’est qu’ils voulurent être modestes.

Quant à Roger, après le collége, que ferait-il ? On ne voyait guère que l’école polytechnique, puisque c’était la première école de France… Ne l’était-ce point ? Il y avait bien l’école normale ; mais, bah ! enseigner les enfants, cela vous a encore et toujours, depuis le temps où les grands seigneurs nourrissaient et bâtonnaient les pédagogues, des airs de cuistre et de pauvre hère. La toge et l’épée seules ont les grandes traditions de commandement et d’éclat ; mais l’école de droit, c’est bien simple. Il y en a tant qui vont à l’école de droit ! Va donc pour l’école polytechnique : ingénieur ou général.

De si hautes ambitions, puisées dans le tempérament de la classe et dans l’atmosphère de l’époque, n’empêchaient pas chez les Cardonnel une simplicité de mœurs qui tenait au fond de bonté, et d’honnêteté de leur nature. Ils étaient ambitieux d’imagination, mais non de cœur. Chose assez bizarre chez des gens préoccupés, en vrais bourgeois, de tout ce qui pouvait rehausser leur importance : alliances, relations, dehors. Leurs plus intimes étaient une famille de petits commerçants, les Renaud, qui tenaient boutique de draps, laines et rouenneries dans leur voisinage. Cette liaison s’était faite par les enfants.

Outre l’école primaire, où, pour rien au monde, la bourgeoisie n’eût envoyé ses rejetons à côté des petits