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ni maltraiter personne, s’il passa les ponts sans voir aucun garde national s’amuser par passe-temps à jeter des enfants dans la Seine, il fut persuadé qu’il devait cela à une chance toute particulière. On ne vint pas non plus prendre son argent, et il disait :

— J’ai vraiment un bonheur extraordinaire, quand de telles horreurs se passent partout ailleurs.

Il ne les avait pas vues, mais il n’en était pas moins sûr.

Aussi, quand les troupes de l’ordre furent entrées, sa vengeance fut-elle terrible. Il avait eu si grand peur ! Et puis, jamais la société avait-elle été si près de sa chute ! Ah ! l’on n’avait pas suffisamment écrasé en juin cette race de vipères ; il fallait cette fois une justice terrible, et qui pût servir d’exemple pour des siècles. Il y avait dans Paris cent mille bandits, — donc quatre-vingt dix-neuf mille étrangers, à ce qu’affirmaient la Patrie et la Liberté, — qui empêchaient les honnêtes gens de dormir. Eh bien la chose faite, on serait tranquille.

Eugénie, devenue dévote, aiguisait sa haine ; mais, quant à Brafort, ce n’était pas pour les prêtres et pour les églises qu’il haïssait la commune, car il leur en voulait toujours pour l’inquisition et la Saint-Barthélemy.

Dans son uniforme de garde national, orné d’un brassard tricolore, il se rua au massacre.

Il avait déjà sérieusement maçonné le soupirail de sa cave. Mais tant de soins, tant d’efforts, tant d’excitations, devaient avoir une suite fatale ; il se coucha le 28 au soir, atteint d’une pleurésie. La vigueur de sa constitution sembla d’abord triompher de sa maladie, il entra même en convalescence ; mais il ne fit que languir.

Sa vie dura trop longtemps, puisque avant de mourir, il eut le chagrin d’assister à un nouveau réveil de l’esprit d’opposition et d’anarchie. Après la vigoureuse répression qui lui semblait devoir fermer à jamais la bouche à l’idée maudite, il lut les protestations de l’internationale en divers pays, auxquelles se joignirent celles de plusieurs journaux de province. Le monstre vivait encore, et les bons journaux parlaient sans cesse de nouveaux complots, tandis que le mécontentement contre le gouvernement de l’ordre allait croissant, et que cette France, autrefois si docile, qui, vingt-deux ans auparavant, avait servi si bien la réaction monarchique ; semblait maintenant beaucoup moins effarouchée en face d’excès monarchiques mille fois plus grands ; elle faisait même des élections républicaines, et, par l’organe de ses jurys, accablait de soufflets et de démentis ses sauveurs.

Brafort désespéra du monde de ses rêves, de cette société majestueusement immobile et sagement hiérarchique, où l’ordre fondé sur des institutions immuables et la haute sagesse d’un gouvernement tutélaire, où l’esprit d’obéissance et de discipline, fortement inculqué aux enfants dès le bas âge, rendraient impossible à jamais le désordre et l’anarchie. Oui, Brafort en vint à douter de l’ultima ratio et de toute sa philosophie du canon, de la geôle, de la main ferme, et même des hautes providences, qui semblaient, en se succédant, rivaliser d’incapacité et de lâcheté.

Quoi donc ! c’était toujours à recommencer ? La lutte serait éternelle ? ou bien, c’en était donc fait de l’autorité en ce monde ?

Tout ce qui avait été pour lui jusqu’alors la réalité, la certitude, vacillait, et tout ce qu’il avait considéré comme insensé, bizarre, monstrueux, coupable, semblait s’agiter dans l’enfantement d’une création nouvelle. Il comprit vaguement qu’il se préparait des choses contre lesquelles il ne pouvait rien et auxquelles il ne pouvait rien entendre. Cette conception autoritaire, âme du vieux monde, qui, malgré les incohérences de l’époque de transition où il était né, dominait en lui, se sentit frappée à mort. Il pressentit sa fin et ne regretta pas de mourir. De plus en plus, il s’affaissa dans une tristesse profonde ; sa faiblesse augmenta sans cesse, et une fièvre l’emporta.

Je le visitai la veille de sa mort. Épuisé, souffrant, il était toujours le même. Il me dit.

— Monsieur, la société est bien malade. Tout s’en va !… Vous savez que l’internationale a décidé que tous les enfants devront être marqués de rouge, et enlevés à leurs parents dès le jour de leur naissance ? Elle vient aussi d’armer les bandes carlistes en Espagne. Ah ! ah ! mais c’est égal, monsieur, nous tenons encore la famille, qui est le cœur de la société ; nous tenons l’armée, qui est son bras, et l’on verra bien…

Un accès de toux lui coupa la parole, et il demanda un mouchoir. Une fille, qu’il avait à son service depuis deux ans, — c’était la seule qui fût restée si longtemps dans la maison, — Claudine, s’empressa de lui en apporter un. Il lui jeta un coup d’œil terrible.

— Vous ne faites jamais que des bêtises ! C’est le numéro dix, et je n’ai pas eu le numéro neuf.

Il fallut que madame Brafort lui assurât que le numéro neuf avait été employé pour un bandage et le lui montrât.

— Jamais d’ordre ! répétait-il.

Il s’éteignit le lendemain, muni des sacrements de l’Église.

Dans ses dernières années, il était devenu d’une tyrannie extrême pour les petites choses. Sa femme et Claudine osaient à peine ouvrir la bouche devant lui, et en recevaient à chaque instant des injures les plus violentes, quelquefois même pis. Cependant Claudine, qui était bonne fille, pleurait en revenant de l’enterrement.

— Quoi donc ? lui dit-on. Il vous faisait la vie si dure !

— Que voulez-vous ? répondit-elle. Ce n’est pas qu’au fond il fût méchant. C’était son idée comme ça.

Cette oraison funèbre de Claudine le peint mieux que les discours prononcés sur sa tombe. Non, Brafort n’était pas méchant, et ce fut en toute conscience s’il fit du mal quelquefois. C’était son idée. Il était sincère, actif, plein de probité, de courage, bon, généreux à sa manière. Il eût pu soutenir d’autres causes, suivre d’autres voies, avec la même énergie Tout dépendit pour lui du temps où il naquit et de l’éducation qu’il reçut.

Délivrée de son tyran, madame Brafort ne se comprend plus ; elle avait pris l’habitude du joug au point qu’elle en sent maintenant le vide sur ses épaules. Elle se laisse guider par Claudine, et vit d’une pension que lui fait son gendre ; car elle vient d’assister au mariage légal de Maximilie et de Georges. Depuis longtemps monsieur de Labroie est mort, usé de débauches. Mais Brafort avait toujours impitoyablement refusé son consentement au second mariage de sa fille. Aucune des lettres que lui écrivit Maximilie n’avait pu l’attendrir ni aucune excuse le toucher.

Si on lui objectait les torts de monsieur de Labroie, il répondait qu’une femme a pour devoir de respecter et d’aimer son mari, quoi qu’il fasse. Tuteur de sa petite-fille, l’ignorance seule du lieu précis où vivaient les deux amants et les difficultés de la recherche, l’avaient empêché d’aller arracher cette enfant des bras de sa mère, qu’il disait indigne de l’élever. Il avait défendu qu’on lui parlât de Maximilie ni des autres enfants qu’elle avait eus. Sa fille, répétait-il, était morte ; il ne lui restait plus qu’un enfant, sa petite-fille, qu’on lui avait enlevée et qu’il se plaisait à nommer, malgré les désastres attachés pour lui à ce nom : mademoiselle de Labroie. En ceci, comme sur bien d’autres points, il fut martyre de ses convictions. Zélateur du principe d’autorité, si méconnu en ce siècle, il fut irritable parce qu’il eut beaucoup à souffrir. Ce principe, de sa nature, est d’une susceptibilité extrême ; à le nier seulement, on le tue. Un simple mot : Non ! formule magique, suffit à l’anéantir. Ils sont passés les temps où les couvents, les