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— Votre place n’est pas ici. Je vois ma fille à la maison, mais il n’y a dans ce cabinet que le chef de gare.

Maximilie attacha sur lui un long regard, puis baissa la tête, et, sortant, s’en revint à petits pas, sentant que son sort était décidé. Une demi-heure après, elle partait avec Georges, et son père ne la revit plus.

Monsieur de Labroie accepta gaiement son sort, mais Brafort fut écrasé de ce dernier coup. Ce n’était pas seulement la perte de sa fille, c’était le déshonneur !

Il vieillit, de plus en plus irrité, malade, de tant d’espérances trompées et déplorant la décadence de l’humanité. Sa seule consolation était d’admirer le pouvoir fort qui maîtrisait en France les mauvaises passions. Mais, quand l’hydre de l’anarchie releva la tête, quand s’ouvrirent les réunions publiques, quand retentirent les procès de l’internationale, quand le monstre du communisme prouva qu’il n’était pas mort en rééditant ses détestables doctrines, dont le Constitutionnel et le Pays se firent, à l’usage de la province, les éditeurs infidèles et empressés, quand enfin les élections de 69 désavouèrent la politique de l’Empire, que la licence régna dans la presse, et qu’on recommença d’attaquer les personnes les plus augustes et les choses les plus sacrées, alors Brafort fut violemment agité. Quoi donc ? ce n’était pas fini ! Il n’y aurait donc pas de repos pour les honnêtes gens en ce monde ? Mais c’était épouvantable cela ! Tous ses souvenirs, à cette occasion, ressuscités, le surexcitaient, et le plus cruel de tous, hélas ! le dévorait. Mais sa colère n’en était que plus ardente ; il devint irritable à l’excès, on n’osait plus lui parler. Il faisait régulièrement chaque soir une tempête à la maison. À l’égard des voyageurs, de ceux-là surtout à qui il trouvait un air de démocratie, il eut de telles excentricités de commandement et d’impertinence, que la compagnie dut lui adresser des observations. Il y avait certains chapeaux pointus et certains gilets qui le mettaient en fureur. Haut en couleur, le sang porté à la tête, il dut suivre un traitement préventif contre l’apoplexie. Comme autrefois, son grand, son dernier. argument était son fusil, et dans ses accès de colère, il le prenait et le fourbissait avec rage.

Pauvre Brafort ! avec quelle passion il plaida pour le plébiscite ! Et quel était son triomphe en proclamant le nouveau chiffre par lequel s’affermissaient, une fois de plus, les affinités de la monarchie et de l’ignorance ! La guerre le surprit comme tout le monde, mais il se rétablit promptement dans sa foi en la haute sagesse de l’empereur, et, sans être payé pour cela, cria de toute sa voix : À Berlin ! Et je vous jure qu’il se sentait insulté, oui ! et que monsieur Benedetti lui paraissait un grand diplomate, et monsieur de Gramont un vrai Français.

Pauvre Brafort ! Et quand tout croula, jusqu’à cet honneur de la France, qui pour lui était une religion, quand tout l’édifice impérial s’effondra de pourriture, entraînant la ruine de la patrie, alors il y eut aussi en lui un ébranlement immense et fatal. Atteint dans son dernier fort, dans la foi de toute sa vie, il désespéra presque de sa religion : l’ordre et l’autorité, son dieu. Ce magnifique système hiérarchique, dont l’empereur est la clef de voûte, et Dieu l’architecte, il aboutissait à la honte et à la ruine du pays, et prouvait son impuissance en même temps que sa bassesse ! La monarchie, née de la parole divine en même temps que le monde, s’affaissait, non sous la main de ses ennemis, mais par l’effet de sa propre corruption ; et tout le monde proclamait sa mort et la république. La république ! La proscrite, l’ennemie, la maudite ! Ce cri d’autrefois régnait maintenant ou du moins signait les ordres, paradait au front des monuments, flottait dans les banderolles, se criait sur les toits, — et dans les clubs, ô Dieu ! — marquait enfin de sa griffe satanique la légalité !

Il est vrai que tout cela n’était pas nouveau. Brafort avait déjà vu pareille chose, et avait su vite à quoi s’en tenir. Mais cette fois l’ennemi était aux portes. Brafort étouffa ses ennuis et reprit son vieux sabre ; il fut un de ces vieillards qui s’enrolèrent héroïquement dans les rangs de la garde nationale, car il était venu s’enfermer dans Paris.

Là il soutint Trochu, comme il avait soutenu Louis-Napoléon, et ce Jules Favre même, autrefois tant honni, étant le gouvernement, conquit sa confiance. Et pourquoi la lui aurait-il refusée ? Nous ne voulons pas ici retracer l’histoire d’événements si récents si terribles, mais notre devoir est de signaler la part qu’y prit notre héros.

Si ce ne fut pas Brafort qui inventa la fameuse formule : Pas de mouvements politiques devant l’ennemi ! car on l’entendit retentir après Sedan en faveur de l’empereur, et encore le 4 septembre, place de la Concorde, il l’adopta du moins avec cet amour profond qu’il eut toujours pour les clichés et pour les mots d’ordre, et il ne se passa point de jour, pendant ce long siége, qu’il ne la fit retentir en tous lieux. Il out voulu cependant, de très-bonne foi, marcher à l’ennemi, et ne pouvait faire autrement que de reconnaître, comme tout le monde, que tous les efforts du gouvernement se bornaient à paralyser les forces nationales. On l’entendit même, — tant en de telles crises les plus forts caractères sont ébranlés, on l’entendit blâmer amèrement certaines étonnantes impérities, que d’autres traitaient de trahisons. Mais à quoi pensez-vous qu’il conclût à la fin de sa philippique ? — Au maintien, toujours et quand même, de ce gouvernement qui ne combattait pas les Prussiens. Et pour quelle raison, s’il vous plaît ? — À cause des Prussiens, parbleu !

Il ne sortit pas de là, cinq mois durant. Si cette logique a de quoi surprendre, il faut se rappeler qu’elle fut celle de plusieurs centaines de mille avec lui, et même de la plupart des organes de la presse, lumières de l’époque. Que voulez-vous ? Il faut bien laisser aux siècles à venir quelques beaux exemples des pétrifications mentales opérées par les moules de l’éducation classique et religieuse. On est fils de la consigné et de la lettre ou on ne l’est pas. Qui eût douté de la sincérité de Brafort n’avait qu’à entendre l’accent indigné avec lequel il traitait de Prussiens ceux qui voulaient se battre, et par conséquent substituer au gouvernement de l’inertie un gouvernement d’action. Ah ! s’il fallait être stoïque et immobile devant l’ennemi, au moins pouvait-il tourner sa rage, et il n’y manqua pas, vers ces fauteurs de désordre, ces rouges odieux, ces misérables qui ne savaient pas soumettre leurs folles théories à la haute sagesse gouvernementale, et attendre les événements qu’elle préparait.

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Brafort n’y était plus. Un moment il faillit être révolutionnaire, et prit son fusil à l’appel de Brunel et de Plazza ; puis sa fureur se changea en une douleur éperdue, sans voix, sans larmes, et, rentrant chez lui, il eut une attaque d’apoplexie.

À partir de ce jour, ce fut un homme fini. Lui qui jugeait les larmes indignes d’un homme, il ne pouvait entendre sans pleurer la moindre allusion aux malheurs de la patrie. Et de quoi pouvait-on parler ? La conclusion de la paix fut un nouveau déchirement pour ce cœur français, qui, s’il manquait des inspirations nouvelles, avait du moins les vertus de ses préjugés. Cependant il venait de saisir une planche dans son naufrage, et recommençait à croire en monsieur Thiers. L’explosion de la commune le fit bondir. Ah ! c’en était trop ; oui, c’en était trop.

Il se trouvait encore dans Paris, n’ayant pu reprendre ses fonctions, et toujours un peu malade. Ce qu’il y souffrit de rages contenues et de terreurs chimériques est indicible. Il trouva moyen de savoir ce qui s’y passait par ce qu’on en disait à Versailles. Chaque matin, il s’attendait à être arrêté et couchait avec ses pistolets. Il sortait rarement et toujours déguisé ; s’il ne vit fusiller