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— De ce que vous ne pouvez être : habile. Mon cher, croyez-moi, retournez à l’industrie ; c’était votre vocation.

Brafort se leva, tremblant de colère et tout cramoisi :

— Merci, monseigneur, je vais…

Mais Son Excellence lui coupa la parole par un petit geste affable qui le congédiait.

Brafort faillit avoir dans l’antichambre une attaque d’apoplexie. Il aimait Maxime. Cette cruelle blessure ne guérit jamais.

Retourner à ses métiers, lui qui avait porté l’habit brodé du souverain départemental, qui avait régné par procuration retourner disgrâcié, presque pauvre, dans une ville qu’il avait considérée comme son apanage, non, jamais ! Il préféra vendre sa fabrique, ce qu’il voulait faire depuis longtemps, mais sans trouver acquéreur à prix convenable. Cependant elle était presque ruinée, tant l’ouvrage avait passé aux mains des concurrents. Il n’en eut pas cent mille francs nets.

Désespéré, mais non abattu, Brafort songeait à se relever par des opérations financières, quand un nouveau coup vint l’accabler. Son gendre, dont la place ne rapportait guère que douze à quinze mille francs, et qui, pour ses chevaux, ses maîtresses et son lansquenet, en dépensait à peu près le double, se trouva, le jour d’une visite de l’inspecteur, avoir en caisse trente mille francs de déficit. Il fut destitué. Pour prévenir un éclat et le déshonneur de son gendre, Brafort paya.

Comment vivre désormais ? Il resta deux ans à chercher une place, qu’il persistait à vouloir éminente. Pendant ce temps, sa fille et son gendre vivaient à ses frais. La ruine totale approchait. Il essaya en vain de se faire élire de nouveau. L’empire, qu’il avait servi avec tant de zèle, ne l’accepta pas ; l’opposition, si faible qu’elle fût, avait beau jeu contre lui. C’était un homme usé, dont il n’y avait plus rien à faire, et qu’amis et ennemis s’accordaient a mépriser. Ce pauvre Brafort, lui, s’obstinait à ne pas comprendre ; il s’était cru quelque chose. Il regretta pourtant vaguement d’avoir vendu sa fabrique, mais sans percevoir nettement comment, grâce au suffrage universel, il lui avait dû toute sa valeur.

Après des dégoûts et des déceptions sans nombre, pressé par la misère, qui s’avançait à grands pas, il accepta la fonction de chef de gare dans une petite ville des environs de Paris, à Poissy.

C’est là que beaucoup d’entre nous l’ont connu, toujours important et majestueux, boutonné dans son uniforme, le buste cambré, la tête haute, le geste dominateur, jetant partout l’œil du maître, et ne parlant. au public, aussi bien qu’à ses employés, que sur le ton du pédagogue. Au moment de l’arrivée, sur le quai ou près des salles d’attente, à l’ouverture des portes, quand, se promenant de long en large, le bras derrière le dos comme le grand Napoléon, il surveillait la foule, qui se pressait et se bousculait, et que parfois, d’une voix forte et d’un geste impérieux, il avertissait les étourdis ou les délinquants, on eût dit un berger gardant son troupeau ou quelque pasteur des peuples. Et c’était là justement sa pensée.

Quel beau dédain il avait pour le simple voyageur, la foule, le vulgum pecus ! S’il eût occupé ces fonctions dès l’origine des chemins de fer, j’aurais cru pouvoir affirmer qu’il avait servi de modèle à toute l’espèce, du chef au contrôleur. Mais du moins fut-il la personnification la plus parfaite de cet esprit d’autorité qui anime tout homme investi d’un mandat, depuis le sergent de ville jusqu’au ministre, et du chef de cuisine au chef de l’État ; de cet esprit, — qui s’est vulgarisé naturellement en un siècle de démocratie, — grâce auquel tout homme chargé d’une fonction se sent immédiatement investi par délégation de l’autorité divine et supérieure à la plèbe des administrés. Non, certes, Moïse, descendant du Sinaï, ne pouvait avoir l’air plus oracle que Brafort, disant à quelque infortuné réclamant : Votre demande est inadmissible. Ou bien : Il est défendu aux voyageurs ! Ou citant quelque article du règlement élaboré par la haute sagesse de la compagnie.

On sentait bien tout de suite, en l’écoutant qu’il s’agissait de raisons majeures, sacrées, et que si elles restaient secrètes, leur obscurité ne nuisait en rien. à leur profondeur ; on reconnaissait enfin la majesté, de la loi, la grandeur de la consigne, et l’on n’avait qu’à se taire devant cet homme, — qui d’ailleurs ne vous eût pas écouté, — devant cet homme, vivante image des arrêts de la destinée, qu’un pouvoir tutélaire élabore dans les arcanes de ses hautes contemplations.

La phrase est de Brafort ; mais, au demeurant, comme homme privé, — c’était une des distinctions qu’il aimait à faire, conjointement avec celles de la théorie et de la pratique, de la forme et du fond, de l’esprit et de la matière, etc. ; — comme homme privé, donc il aimait à être bon, et se piquait même d’être aimable. Quand nous l’allions voir, dans le jardin de la gare, aux heures où son service ne le réclamait pas, il causait volontiers, beaucoup même, et nous racontait ses grands jours, ses splendeurs évanouies. C’est là que son esprit, fuyant l’humble situation présente, s’était cantonné et vivait par le souvenir. Il parlait souvent avec amertume de l’ingratitude de la France pour les hommes qui l’ont servie ; il rêvait une restauration, la sienne, soit comme préfet, soit comme député, et, dans les deux cas, comme millionnaire ; il était enfin, comme tous les princes dépossédés, plein d’illusions personnelles et de regrets. Ce qu’il avait de plus, c’était un remords ; mais de cela il ne parlait à personne, et ceux des siens qui avaient surpris son secret pouvaient seuls comprendre pourquoi par moments un nuage sombre couvrait son front, pourquoi sa voix devenait brusque, saccadée, pourquoi il se levait tout à coup et marchait d’un pas fébrile, effaré.

Ces préoccupations, tout absorbantes qu’elles fussent, n’affectaient en rien cependant la régularité de son service. Il était toujours le même, aimant l’ordre à l’excès et l’imposait à tous, comme la première des lois divines et humaines. Aucune gare n’était mieux tenue que celle qu’il dirigeait ; tout lavé, frotté, ciré, chaque chose à sa place. Une trace de poussière laissée par un plumeau négligent le mettait en fureur. Fût-ce pour un quart d’heure, les colis devaient être rangés dans un certain ordre, et il ne souffrait même qu’avec peine le désordre inévitable des arrivées et des départs. Il serait téméraire d’affirmer qu’il se soit jamais bien rendu compte de ce fait ; que les gares sont précisément des lieux de passage et d’encombrement.

Je vous laisse à penser de quel air, dans ces moments-là, il recevait les observations qu’imaginaient de faire certains voyageurs audacieux. Ce n’étaient pas les gens du pays qui se fussent permis cela, mais quelques passants, qui naïvement prenaient cet homme pour chargé de veiller à leurs intérêts et à leurs besoins, mais qui dans ces occasions se retiraient jugés et exécutés, en pleine foule, par la voix tonnante de Brafort. Il avait ses flatteurs ; on le craignait. Après tout, il s’était bien fait là un véritable petit royaume, et ne s’y fût pas mal trouvé, sans le regret des grandeurs. passées et sans les chagrins cruels qui l’avaient frappé.

Le plus grand de tous peut-être, — si ce n’était la mort de Jean, — celui qu’il appelait la honte de sa vieillesse, eut lieu pendant la seconde année de son séjour à Poissy. Brafort n’avait plus de fille, et pourtant Maximilie vivait encore ; mais son père eût préféré, disait-il, qu’elle fût morte.

C’était pour se rapprocher d’elle que Brafort avec sollicité la gare de Poissy, où monsieur de Labroie avait été nommé juge de paix. Sa fâcheuse affaire ayant été étouffée, et un homme comme lui ne pouvant rester sans ressources, il avait obtenu cette fonction, que lors