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— Pas de quartier ! répéta Brafort.

Il y avait des barricades tout près, rue de l’Estrapade, rue Contrescarpe, rue Fourcy. Ce fut rue de l’Estrapade que Brafort, emporté par sa course ou plutôt par sa chasse après quelques insurgés, s’arrêta. Il était en face d’une barricade où les fuyards se précipitèrent.

L’homme, résumé de l’univers, se replonge parfois dans la bête avec l’horreur en plus de la pensée, qu’il ne peut jamais complétement étourdir. Brafort était ivre de sang ; ses oreilles tintaient. Un reste de prudence le retenait à distance de la barricade ; mais, brûlant de la renverser, il hurlait d’une voix rauque : « En avant ! en avant ! » et couchait en joue le tas de pavés encore muet, et qu’on eût pu croire désert sans les canons de fusil qui se montrait au sommet. Tout à coup se dressèrent quelques têtes énergiques et sombres ; le feu mortel brilla, et deux gardes nationaux tombèrent près de Brafort, qui poussa un rugissement. Il avait reconnu un de ces insurgés : c’était Brassard, son ouvrier d’autrefois, Brassard l’insolent, le rebelle, le corrupteur de la sainte obéissance, une de ces vipères maudites que Brafort avait juré d’écraser et contre lesquelles sa rage était convulsive…

Un nouveau mouvement se produit. Brassard allait sans doute reparaître. Brafort épaule son fusil et le tient prêt, immobile, dominant, à force de haine, le tremblement de sa rage. Oh ! le voilà, le voilà ! Non, ce n’est pas lui !… Jean ! quoi ? Jean lui-même, avec ces bandits !… Ah ! le misérable !… Le doigt impatient pressait la détente, une crispation de colère la fit partir, et Jean tomba en arrière, les bras étendus…

La fusillade, la fumée, puis des ténèbres rouges et de folles oscillations, comme si le monde aussi roulait à la renverse. Brafort sentit qu’il allait tomber ; son instinct le tira hors de la foule et il se trouva, — il ne sut comment sur les marches du Panthéon, près d’un cadavre qui gisait la tête en bas, les cheveux épars, la bouche tordue, les dents hideuses. En face, le soleil, comme si ces choses lui étaient égales, resplendissait dans les nuages et flambait dans les vitres de l’École de droit. De ces ruissellements de lumières, les yeux éblouis de Brafort tombaient sur un tas de morts, à peu de distance, d’où s’élevait une vapeur. Chose étrange, peu à peu cette vapeur prit une forme humaine et vint en flottant vers Brafort : c’était Jacques. Il avait le regard fixe, un regard qui perçait Jean-Baptiste comme une épée ; et, s’approchant toujours, d’une voix qui pénétrait la moelle des os, il dit : Frère, qu’as-tu fait de mon fils ? Puis, de son doigt tendu, il toucha le cœur de Brafort et Brafort se sentit mourir.

En ouvrant les yeux, il se vit sur son lit, dans sa chambre ; sa femme était debout, un flacon à la main ; un homme debout aussi le regardait d’un œil attentif ; plus près, à son chevet, il devina sa fille, dont les lèvres se posaient sur son front. Un instant, ses idées flottèrent, puis le souvenir terrible le saisit et il s’écria :

— Jean ! où est Jean ? Est-il mort ? Il est touché ? Je l’ai vu tomber !

Un cri répondit à ses paroles, et Maximilie se leva toute pâle.

— Ô mon Dieu ! que dit-il ? Il rêve, n’est-ce pas ? demanda-t-elle au médecin… Il rêve ?

— C’est du délire, dit madame Brafort.

Le médecin fit le geste du silence, prit le bras du malade, et dit bientôt :

— Pas une blessure ! De la fièvre, c’est l’impression des événements, voilà tout.

Maximilie, pleine d’agitation, tournait sur elle-même dans la chambre. Elle fit un pas vers le lit, les lèvres entr’ouvertes, puis elle s’arrêta, et bientôt, comme animée d’une résolution subite, elle sortit. Quelques instants après, accompagnée d’an valet de chambre, elle quittait l’hôtel.

C’était dans la rue Cuvier, au cinquième étage, qu’était l’appartement de Charles de Labroie, composé de deux chambres qu’il habitait avec Jean.

Maximilie avait conservé des relations avec son cousin ; ils s’écrivaient, et même deux ou trois fois, échappant à la surveillance des siens, elle était venue passer une heure au jardin des Plantes, où Jean l’attendait. Là, dans la plus solitaire allée, au courant d’une causerie intime et fraternelle, plus d’une fois la jeune femme avait pleuré. Jean pourtant se refusait à laisser sortir de ses lèvres le nom de Georges, et, sans même demander la cause de ses larmes, il y avait répondu par des paroles de douce tendresse, mêlées de conseils austères. Elle, en regardant les joues pâles de son cousin et ses yeux qui se creusaient, lui disait : « Toi aussi, Jean, tu souffres ! »

Elle n’osait lui parler de Baptistine et il ne l’eût pas voulu ; car il sentait sur ce point, dans l’esprit de la jeune femme, des préventions qui l’eussent blessé. Non-seulement Jean souffrait du sort affreux de celle qu’il avait aimée, mais cet être si pur avait des remords. Il détournait alors l’entretien de lui-même et parlait à Maximilie de ses efforts pour la grande cause de l’égalité ; de ses espérances ou plutôt, hélas ! de ses désirs, car ses espérances était bien combattues, bien flétries par tout ce qui se passait. Jean occupait un petit emploi de préparateur de chimie, qui lui laissait assez de loisir ; et ce loisir, il l’employait à répandre sa parole, son âme, sa science partout où il le pouvait. D’abord il voulait être simplement ouvrier, mais il avait reconnu que c’était se laisser prendre tout son temps et toute sa force, au seul bénéfice de ce qu’il voulait combattre.

En se rappelant leurs entretiens, combien il regrettait les violences des partis et n’attendait rien que d’une meilleure intelligence de la vérité. Maximilie, tandis qu’elle franchissait avec peine et non sans terreur les obstacles de la route, se rassurait un peu. Non, Jean qui avait l’horreur du sang et le mépris de la force n’avait pas participé à cet horrible combat.

Ainsi partagée entre le doute et l’espoir, la jeune femme se dirigeait tremblante, mais ardente de cœur, dans ce quartier soulevé, dont elle n’eût pas osé s’approcher en tout autre état d’esprit. Obligée même de rassurer les craintes du serviteur, qui la suivait à regret, plusieurs fois, elle dut, pour obtenir le passage, invoquer le nom déjà connu et chéri de Jean Brafort ou celui de Charles de Labroie. Après de longs détours, épuisée de marches et de frayeurs, elle arriva enfin rue Cuvier. Là, devant la porte, toute saisie, elle s’arrêta, se disant tout à coup, après cette course si longue et si périlleuse, que son cousin pouvait, devait être absent, aussi bien que monsieur de Labroie, qu’elle était folle d’être venue se heurter contre une porte close. Elle avait si peur de la réponse qu’on allait lui faire, qu’elle éprouvait le besoin de croire qu’elle n’en pouvait recevoir.

Enfin, avec plus de résolution qu’il ne lui en avait fallu jusque-là, elle entra et jeta à la concierge le nom de Jean Brafort.

— Eh ! dit la femme avec un sanglot, le pauvre jeune homme ! on vient de le rapporter et…

Maximilie poussa un cri et se précipita dans l’escalier ; une espérance encore la portait. Elle entra. La première chambre était vide et en désordre. Madame de Labroie y laissa le domestique, pénétra dans la seconde et vit sur le lit Jean étendu, la figure livide, la poitrine sanglante. Un nouveau cri de douleur lui échappa ; elle se jeta sur le lit, prit la main de Jean, et la sentant froide… comme genou et faillit s’évanouir.

— Il est mort, madame ! dit une voix sévère et douloureuse, qui bouleversa, sous une impression nouvelle, tout le cœur de la jeune femme.

Éperdue, presque folle de saisissement, elle leva les yeux : Georges !

Oh ! c’en était trop à la fois. Elle fléchit plus bas encore ; il la crut évanouie et se baissa pour la secourir ;