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sur le bon public cette autorité, ce pouvoir stupéfiant que possède la suffisance. D’ailleurs le commun des hommes s’occupe beaucoup moins du fond des choses que de la forme, et, comme peu de gens sont capables de parler longtemps de suite sans s’arrêter, ce point semble déjà le principal. Pour faire un civet, prenez un lièvre : les paroles de même sont l’étoffe nécessaire du discours ; l’idée ne vient qu’en second, et même il n’en faut pas trop, cela fatigue l’auditeur et ne le touche point. Du feu, de la conviction ou son apparence ; l’organe, le geste, de la passion, s’il se peut, et, s’il ne se peut, des chiffres. Ils en imposent toujours, et on ne les vérifie jamais. Voilà, monsieur, à peu près les secrets de l’éloquence. Maintenant, donnez la trame, nous verrons ensuite à l’orner. Vous allez donc, monsieur, commencer à parler sur n’importe quoi, n’importe comment, sans vous interrompre : c’est l’essentiel, et, si malgré vos efforts, il se produit un intervalle entre vos paroles, si le mot se fait attendre, il faudra le remplacer par un petit ron, ron, ou hum, hum, qui bouche en quelque sorte les trous du discours. Les plus grands orateurs usent de ce procédé, qui de plus à l’avantage de ne pas lâcher l’attention de l’auditeur, de même que certaines gens retiennent leur interlocuteur par le bouton de son habit. Et maintenant, allez, monsieur, je vous écoute.

— Mais, dit Brafort…

— Allez, vous dis-je !

— Mais, monsieur, sur quoi ?

— Sur tout ce que vous voudrez. Si vous avez une pensée, dites-là ; sinon paraphrasez celle des autres. C’est le plus ordinaire, et peu de gens s’y connaissent. Parlez.

— L’émotion de Brafort était extrême. Ainsi pressé toutefois, il se lança :

— Messieurs !…

— Allez ! il ne faut pas rester là.

— Messieurs !… La situation est grave : la société est ébranlée jusque dans ses fondements. L’État chancelle, et si une main ferme… non, je me trompe, si le patriotisme des représentants de la nation, si la sagesse des bons citoyens, si… Hum ! hum !

— Courage !

— …… Si la Providence, qui dirige avec une complaisance toute particulière les destinées de notre pays, si… hum ! hum ! hum ! hum !

— Assez de hum, que diable ! Fouettez la muse.

— Ô muse de la patrie ! daigne inspirer ma voie, prête-moi tes accents pour convaincre mes concitoyens, que… hum ! hum !… Messieurs, je ne suis pas un républicain de la veille, mais du lendemain. Il faut que la république, ainsi que la lance d’Achille qui guérissait les blessures qu’elle avait faites, car… hum ! Timeo Danaos et dona ferantes… hum !… Verba volant, scripta manent… Infandum, regina, jubes. To be or not to be, that is the question

— Mais pas du tout, ce n’est pas la question, que diable ! Dites quelque chose : vous ne débitez que des scies.

— Vous m’avez dit de parler, donc je dis ce qui me vient à l’idée. Ces choses-là se répètent partout. Et puis, un discours convenable doit durer au moins trois heures. Comment voulez-vous que je parle pendant trois heures, si je ne cite pas ?

— C’est vrai ; cependant, pour que les rengaînes et les scies fassent bien dans le discours, il faut du moins qu’elles viennent avec une apparence d’à-propos.

Un peu piqué, Brafort rassembla ses forces et s’écria d’un ton plein d’éclat :

— Ah ! messieurs, l’hydre de l’anarchie s’apprête à nous dévorer. Voyez-vous reluire ses yeux sinistres. Qaurens leo quem devoret. Le monstre de l’irréligion lui prête son appui, et le pâle sophisme ronge les bases de cet ordre social, antique et vénéré, dont les flots impuissants des révolutions ont jusqu’ici vainement battu le pied de leurs vagues sinistres. Serrons-nous, messieurs, serrons-nous autour de la bannière… hum !… triomphante de l’ordre, de la religion, de la famille et de la propriété. Qu’on en voie toujours les plis ombrager nos fronts, afin que l’olivier de la paix… hum !… hum !… croisse dans un terrain propice, et que ses fruits bienfaisants…

— Vous abusez de l’image.

— Eh ! je fais ce que je peux… Et puis comment voulez-vous que je parle pendant trois heures, si je ne fais pas d’images ? Dire les choses comme elles sont, tout simplement, il y en aurait pour un quart d’heure, et ce ne serait pas solennel. Quand on parle à la France et à l’Europe…

— C’est assez juste. Il faudrait cependant adopter un sujet quelconque.

— Eh bien ! je prends les dangers de l’ordre social.

— À merveille ; alors précisez.

— Je précise. Messieurs, comment la société pourrait-elle se soutenir quand les deux plus fortes colonnes de son temple sont chaque jour ébranlées avec une fureur croissante ; quand le prêtre et le soldat, ces deux missionnaires, ces deux combattants, qui ont porté jusqu’aux extrémités du monde la gloire du nom français, sont tous les jours en butte aux traits acharnés d’une presse sans frein et sans pudeur, d’une presse impie autant qu’anarchique. Le prêtre, messieurs, ce soldat de la foi qui…

— Je vous arrête… Avec un peu de mémoire, vous en avez sur le prêtre pour dix minutes sans broncher ; autant pour le soldat, cela fait vingt. C’est autant d’épargné, sans nuire à la leçon.

— Donc, messieurs, ici la parole qui fonde, là l’épée qui défend ; ici le combat du bras, là celui de la pensée, la vaillance de l’âme et l’intrépidité des nerfs ; l’Évangile et le clairon, le sac et le missel, l’homme qui tue et celui qui sauve ; la semence de vie et le coup de mort, la force et la faiblesse forte ; l’homme de Dieu et l’homme de la patrie ; le conquérant de la terre et le conquérant du ciel, le terrible et le pacifique, la soutane et le plumet, le froc et le frac, le… hum ! hum ! hum !…

— Que diable ! en voilà assez ; vous abusez du contraste.

— Comment voulez-vous que je parle pendant trois heures, si je ne fais pas de contraste ?

— C’est juste. Allez.

— Ces deux forces donc, messieurs, que j’ai nommées les colonnes du temple social, sont en effet les deux grands appuis de l’ordre. Le prêtre, c’est l’ordre des âmes ; avec lui point d’écart, point de théories, point de prétentions coupables, point de ces doctrines insensées qui troublent l’État, point de ces discordes qui entravent les plans de la sagesse des automédons du char gouvernemental, point de ces inquiétudes blâmables qui portent les gens à se mêler des affaires publiques, non ; mais un calme solennel, une uniformité admirable, une immobilité sublime, et cet océan tumultueux de l’esprit humain changé en un lac tranquille, que ne ride aucun souffle, et sur lequel vogue, ou plutôt glisse majestueusement, toutes voiles déployées, le grand vaisseau de la foi.

— Fort bien ! Après ces passages soignés, on s’arrête un peU pour laisser le temps d’applaudir ; l’orateur a toujours quelques amis qui donnent le signal.

— Le soldat, c’est l’ordre matériel imposé aux corps comme aux âmes. Grâce à lui, ces esprits pervers qui échappent à la sainte influence du prêtre, et repoussent la loi comme la religion, sont maintenus dans le devoir. Ainsi, vous le voyez, messieurs, ces deux grandes institutions, qui suivent l’homme du berceau à la tombe, le possèdent tout entier ; à elles deux, elles sont tout, contiennent tout, répondent de tout, et plus rien ne bouge dans la société sauvée. Ah ! messieurs, n’hésitons donc