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en doute un seul instant que cette distinction ne fût l’effet naturel de son mérite, et c’était de là précisément que venait sa secrète surprise ; car jusque-là, il s’était cru moins de valeur ; il n’avait pas espéré sérieusement pouvoir arriver si haut. Mais ce ne fut que l’impression du premier moment. Il mit l’erreur sur le compte de sa modestie, se pénétra rapidement de sa nouvelle importance, et songea aux obligations qu’elle lui imposait.

Il n’était pas à cet égard sans inquiétude ; sans doute investi désormais du devoir et du droit de se prononcer, il se préoccupait de la solution de ces grandes questions, de ces ardus problèmes, posés depuis le 24 février, sous le nom de questions sociales ? — Non, ce n’était pas là ce qui inquiétait Brafort. Il savait là-dessus parfaitement à quoi s’en tenir et n’y souffrait pas de discussion : le socialisme était une folie… coupable, et des exploiteurs de la crédulité populaire avaient seuls pu mettre en avant l’idée que le travail de l’intelligence, autrement dit les droits acquis du capital, car les deux peuvent se confondre, n’avaient pas droit à une rémunération supérieure à celle du simple labeur matériel. N’était-ce pas la suprématie naturelle et légitime de l’idée sur le fait, de l’âme sur le corps ? L’inégalité d’ailleurs était confirmée par la nécessité même ; car voici le raisonnement de Brafort : La société ne peut pas marcher sans travailleurs. Or, si tout le monde était à son aise, personne ne voudrait travailler. Il faut donc qu’il y ait des pauvres dans toute société bien ordonnée. Assis sur ce raisonnement, Brafort demeurait impénétrable à tout doute, à toute hésitation, comme à tout remords. Il avait pour lui la Genèse, tout le passé, la paresse humaine. Tous ceux à qui ces autorités suffisent comprendront l’inébranlable bonne foi de Brafort. Ajoutons qu’avec un nombre de gens plus considérable, très-considérable en vérité, car les conceptions se comptent, il n’écoutait un argument contraire qu’à la manière dont on observe un ennemi, en cherchant à le prendre en défaut et à le tourner ; aussi incapable d’ailleurs de s’en pénétrer que l’est une éponge imbibée de prendre plus d’eau.

Il s’en suivait de tout cela que quant à la question sociale, rien n’était plus simple : faire justice des théories, rétablir les droits de la pratique et du bon sens, relever les saines doctrines, et venger sur d’infâmes détracteurs la propriété, la justice et la vérité outragée. Voilà l’œuvre que Brafort avait à cœur d’accomplir, et pour laquelle il se sentait fier d’avoir obtenu la confiance du peuple.

Mais il y avait une autre partie du devoir d’un député qui lui semblait autrement difficile et sérieuse, à l’égard de laquelle il doutait péniblement de ses forces : c’était la nécessité de faire des discours. Tout le monde sait bien en France que c’est là le plus important pour un homme chargé des affaires publiques. Le bon paysan là-dessus règle son estime ; il faut entendre avec quel dédain il parle du député qui ne parle point, et quelle admiration il professe pour ce genre de capacité qui consiste à ne point fermer la bouche des heures durant. Brafort était justement du même avis, mais son élocution était naturellement assez peu facile, et malgré l’usage qu’il avait acquis peu à peu et la gymnastique électorale à laquelle il venait de se livrer, il ne pouvait s’empêcher d’être fortement ému, en pensant que désormais c’était à la France entière, bien plus, à toute l’Europe, et, que dis-je ? à tout l’univers, que ses paroles allaient s’adresser. C’était là l’inquiétude secrète qui tempérait l’aplomb de son succès, — ce qui peut-être d’ailleurs n’était pas un mal. — Résolu cependant à remplir son devoir en ceci comme en tout le reste, Brafort se proposa de prendre des leçons d’éloquence. À Paris, où tout s’enseigne, on devait enseigner cela, Maxime pourrait fournir les indications nécessaires. Dès son arrivée à Paris, Brafort courut à l’hôtel Renoux.

Maxime avait été nommé député par deux départements celui qui s’honorait de lui avoir donné naissance et celui où se trouvaient ses propriétés. À tout seigneur, tout honneur. Le suffrage universel semblait avoir été institué pour mettre en action ce proverbe.

Il y avait un groupe nombreux chez Maxime, désigné déjà comme un des chefs probables de l’assemblée, et l’on y discutait le programme du nombreux parti qui devait se distinguer par l’âpreté de ses répressions, blâmant aigrement les mesures prises par le gouvernement provisoire, les points engagés déjà, les espérances folles données au peuple, et la commission du Luxembourg, proposaient des mesures réactionnaires nettes et promptes, et mettaient même en question la forme du gouvernement. Le cœur de Brafort palpita de sympathie il donna son avis dans le même sens. Mais Maxime, après les avoir écoutés longtemps, de son air fin et méditatif, prit la parole :

— Tout ceci n’est pas politique, messieurs, permettez-moi de vous le dire. Si vous voulez un soulèvement de Paris, c’est ainsi qu’il faut procéder.

— Ne peut-on transférer le siége du gouvernement à Bourges ? s’écria l’un des plus animés. Il est temps de s’affranchir de la tyrannie de Paris ; le règne de cette capitale insensée et furibonde vient de cesser à l’avénement du suffrage universel. Paris est désormais l’esclave de la province, et, s’il l’ignore, on le lui fera bien voir.

— Eh ! reprit Maxime, quand il est facile de vaincre sans bataille, pourquoi la chercher ! Le pouvoir n’est-il pas entre nos mains ? le peuple, humble et docile, a-t-il nommé d’autres que ses maîtres ? N’est-ce pas nous-mêmes qui avons dicté ses choix ; que demandez-vous de plus ? On ne conquiert pas ce qu’on possède. Il ne s’agit donc pas, messieurs, d’entrer en guerre, mais d’exercer le commandement qu’on nous a remis.

Il s’étendit sur les avantages de cette habileté discrète et paisible qui sait marcher à son but sans soulever des orages publics, et qui l’atteint ainsi bien plus sûrement.

— Le peuple, messieurs, est un enfant ; en le brusquant, on le fâche ; avec des mots on en obtient tout. La première chose que nous avons à faire est de proclamer la république… Ne protestez pas, ce n’est qu’un mol ; mais un mot pour lequel le peuple a donné son sang. La proclamer d’ailleurs, comprenez-le bien, c’est proclamer notre règne. Les rois, vous l’avez vu, ne sont pas faciles à conduire, et finissent toujours par compromettre l’ordre bien imprudemment. Il est toujours plus sûr de gérer soi-même. Toutes les républiques, j’entends celles qui ont duré, n’ont été que des oligarchies ayant l’immense avantage de satisfaire, par des formes démocratiques, l’imagination populaire.

— Fort bien, observa l’un des nouveaux élus ; mais ce peuple-ci est exigeant et n’y va pas de main morte. Des mots, dites-vous ? Ses mots qu’il acclame, ce sont des faits égalité de tous les citoyens, liberté individuelle, droit de réunion, liberté de la presse, responsabilité des fonctionnaires, abolition des impôts indirects, etc., etc. Si c’est là de l’oligarchie…

— Ah ! messieurs, dit Maxime, que vous connaissez peu le peuple et l’art de régner ! Il n’y a cependant qu’à accorder toutes ces choses, non-seulement sans rechigner, mais avec empressement…

— Et d’aller planter nos choux, si les démagogues le permettent. Merci.

— Pas du tout : et de rester bel et bien souverains et directeurs de l’État par la double influence de la richesse et de la capacité. L’égalité des citoyens ! mais certainement, n’est-elle pas depuis longtemps décrétée ? On la confirmera et reconfirmera, qu’importe, tant qu’elle restera modifiée par ces légères inégalités de fortune et d’éducation qui constituent une caste privilégiée aussi réelle qu’insaisissable, et qui opposent à l’action du pauvre et de l’illettré des obstacles aussi latents qu’invincibles. Quoi ! vous qui possédez le capital, vous