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des ateliers où ces hontes se passent, vous devriez savoir que ce n’est ni pour de l’argent, ni pour des rubans, ni pour le plaisir, que se donne, parce qu’elle ne peut se refuser, la fille pauvre, la malheureuse ouvrière. Ces choses-là, messieurs, se font avec plus d’économie. L’honneur d’une femme, la vie d’un enfant, — car ces hommes sont les vrais auteurs de l’infanticide, — cela coûte à quelques-uns bien peu de chose ; mais, aux maîtres de l’atelier, cela ne coûte rien. Cela s’échange avec du travail, avec le simple droit de ne pas mourir de faim. »

Il y eut quelques rumeurs, et le président avertit le défenseur de ne pas se livrer à de vaines déclamations. Jean secoua sa tête énergique et, attachant sur la cour un regard ferme, il répliqua :

— Je dis la vérité, vous le savez tous.

Mais un plaidoyer si insolite, si dépourvu de formes, commençait à inquiéter sérieusement la cour et l’auditoire. Des apostrophes s’élevèrent, et le président engagea de nouveau le défenseur à se renfermer dans la question.

Brafort, tout défait, respirait à peine, ne remuait pas un muscle ; seulement, il ressentait contre son neveu une indignation profonde. Ne fallait-il pas que ce garçon eût perdu tout sentiment d’honneur et de convenance pour se donner ainsi en spectacle, et faire de grandes phrases sur des choses après tout assez simples et si communes… et qui touchaient de si près à la considération d’un parent ? Et la colère le faisait trembler. Il se disait : Que faire ? Enfermer un pareil fou serait chose urgente. La loi, comme chef de famille, lui en donnait les moyens…

La voix de Jean s’élevant de nouveau malgré les murmures, Brafort imposa silence à ses réflexions pour écouter, avec une ardeur égale à son malaise, le front couvert de sueur, les yeux hors de la tête, et la figure tour à tour pâle, rouge ou verte, ce plaidoyer scandaleux, et il ne comprenait pas que les juges manquassent ainsi à tous leurs devoirs en le laissant retentir sous ces voûtes classiques et cicéroniennes. Maximilie, vivement émue, étonnée, agitée, pleurait en se retenant de crier.

« Encore une fois, je le demande à vos consciences à tous, où est le coupable ? Est-ce bien cette malheureuse à qui l’honneur est ravi avant qu’elle est pu connaître ce qu’est l’honneur, et qui depuis, grâce à sa beauté, se voit imposer, au seuil de chaque atelier, de la part de chaque fabricant, ce choix infâme entre la mort et la honte ?

» Est-ce bien cette pauvre fille qui, saturée de dégoût, brisée dans un amour vrai, qu’elle conçoit et qu’elle inspire (car elle a une âme, cette chose, ce jouet, cette chair humaine), voit avec horreur, dans l’être sorti de ses flancs, l’image de l’homme qui l’a flétrie et perdue ? Cette femme n’est pas mère, cet enfant n’est pas le sien, car sa volonté s’est refusée à le concevoir. C’est le fils du bourreau, de l’ennemi ; c’est le crime et la douleur ; c’est l’intrus, l’étranger, le viol insolent, infâme, incarné de vive force en elle. Et quand, abandonnée de tous, à l’heure où l’humanité, la nature, l’amour appellent, exigent les secours les plus pressants, les plus chaudes tendresses ; quand, malade, hallucinée, dans le délire de la fièvre, elle repousse loin d’elle le spectre de sa honte et de son malheur, vous la condamneriez, vous ? Elle serait frappée deux fois, cette victime !… C’est impossible ! vous n’oseriez pas ? non, vous ne l’oserez pas ! Car ce qui est ici dans la conscience de tous, à l’état de pensée secrète, je vais, moi, le dire tout haut : L’auteur du crime n’est pas sur le banc des accusés ; il est là dans cette salle, peut-être à côté des bancs où vous siégez. Le crime pour lequel vous traînez ici cette femme, tous ou presque tous, public, juges, jurés, c’est vous qui l’avez commis ! »

Ce fut un tumulte inexprimable. Plusieurs membres du jury se levèrent en s’écriant ; le président annonça qu’il retirait la parole au défenseur, et le procureur général prenait des conclusions contre lui, comme ayant insulté la cour. Cependant l’avocat nommé d’office pour défendre Baptistine intervint. Il demanda l’indulgence de la cour, fit entendre que des raisons toutes particulières, une vive émotion, égaraient la parole du jeune défenseur improvisé, ignorant des convenances judiciaires, et enfin, après avoir parlé quelque temps à Jean, il lui fit rendre la parole pour s’expliquer et s’excuser.

« Je n’ai voulu, messieurs, vous devez le comprendre, accuser ni insulter personne en particulier ; je me suis soulevé contre cette criante injustice ou, si vous voulez, cet étrange aveuglement qui se prend aux effets en négligeant les causes. J’ai demandé de quel droit on poursuit le meurtre de l’enfant par la femme, lorsqu’en face du meurtre de la femme par l’homme, on reste indifférent. Il n’y a pas deux justices deux humanités ; il n’y en a qu’une. Pourquoi donc en faites-vous deux ? La loi naturelle, qui est la justice, veut l’union indissoluble de l’homme, de la femme et de l’enfant ; le coupable est celui qui l’a violé, puisque de cette violation découlent nécessairement le crime et la mort ; hélas ! et où s’en va le plus pur de notre sève ; car la débauche est la plaie hideuse par où s’échappent corrompus les sucs vitaux de l’humanité. C’est dans l’amour que le germe humain devait recevoir la vie ; on la lui pétrit d’égoïsme et d’impureté.

» Je vous le dis, je le dis sincèrement, car je vois ces choses par la pensée aussi clairement que je vous vois de mes yeux, vous qui m’entourez : nous sommes encore dans la barbarie. Toute votre science consiste à happer passage le fait visible, comme un chien de chasse, le gibier : mais vous êtes sans foi, sans boussole, sans principe ! Vous vous acharnez sur la femme, sachant bien que c’est l’homme qui a fait le mal. Vous frappez les effets tombés sous la main des causes ; vous achevez les vaincus. Au lieu d’étudier la vie, vous étudiez les Latins ; vous endormez vos consciences aux refrains de la rhétorique, et si quelqu’un, ouvrant les yeux, dit ce qu’il voit, vous vous écriez qu’il sort de la question et qu’il insulte la cour.

» Eh bien ! non, je le répète, je ne veux point insulter, je cherche a éclairer vos consciences, et j’accuse le préjugé, l’erreur, l’inepte habitude où nous sommes plongés ; et s’il faut, pour vous désarmer, m’accuser moi-même, je le ferai. On ! oui, car, moi aussi, je suis bien coupable. »

Ici la voix de Jean s’altéra ; une rougeur passa sur son visage, laissant après elle une pâleur livide, et il dut s’arrêter un instant. L’assistance, penchée sur lui, attendait anxieusement ce qu’il allait dire.

« Il m’en coûte d’ouvrir ici mon cœur ; mais, quand j’accuse, je dois être juste. Puisque je parle de vérité, je dois tout dire. Eh bien ! vous l’avez déjà compris peut-être… je l’aimais. Ne soupçonnant point ces infamies, ignorant l’étendue de la honteuse exploitation de la femme, du faible et du pauvre, je voulais unir ma vie à la sienne. Je la croyais pure. Elle, cette accusée que vous avez cru pouvoir insulter, fut elle qui me détrompa. Foudroyé d’abord par cette révélation, je me relevai et, comme je vous l’ai dit tout à l’heure, je me dis : Ce n’est pas elle qui est coupable. Et je retournai donc près d’elle, et, pour la seconde fois, je demandais d’être ma femme ; pour la seconde fois elle fut plus forte que son cœur, et, m’apprenant l’existence de cet enfant, elle me fit comprendre que le passé, devenu par lui vivant se dresserait sans cesse entre nous. Elle me dit : Pars, c’est impossible ! Et moi, lâche ! je m’enfuis, la laissant mourante. Mon courage fut moins grand que son malheur. Devant cet abîme de violence et d’impiété, dont la na-