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ton, au teint fleuri, que sa robe ni même son accent lamentable ne réussissaient pas à rendre tragique, et qui ne semblait pas né pour être sévère ; un bon vivant dont l’œil seul avait quelque chose de carnassier, mais qui devait se plaire infiniment plus aux œuvres gaies qu’aux lugubres. Tout à l’heure, en causant avec un avocat, il laissait éclater sur ses traits un sourire jovial ; mais au moment de prendre la parole, il se recueillit, parut faire un effort d’abstraction pour entrer dans son rôle de Némésis, fronça les sourcils, agita les bras, et, se levant sur le bout des pieds, subitement accru d’un pouce de majesté, et sinon sévère, du moins gracieux, il parla ainsi :

« Messieurs,

» Dans notre carrière déjà si longue et souvent bien douloureuse, il nous a été donné de constater des forfaits de tout genre et de toute criminalité. Plus d’une fois, notre cœur a été navré par le spectacle de perversités précoces ou de ces égarements insensés qui dégradent la majesté de la vieillesse. Nous avons eu à poursuivre ces honteuses avidités qui ne reculent devant aucun subterfuge, devant aucune infamie, pour satisfaire leur soif de gains illimités. Nous avons dû trop souvent appeler la vengeance de Dieu et des hommes sur d’horribles assassinats, où la férocité humaine semble en lutte avec celle de la brute même et la dépasse ; nous avons, hélas ! avec horreur, avec épouvante, envisagé de nos yeux des parricides ; nous avons vu l’humanité, renonçant à ses destinées célestes et providentielles, pratiquer le mal sous toutes ses formes. Mais jamais, jamais rien n’a pu arracher à nos sentiments révoltés un cri plus douloureux, produire sur notre raison éperdue un trouble aussi cruel que ce crime, qui, plus qu’aucun autre, outrage la nature ; qui soulève, en même temps que toutes les répulsions de notre âme, toutes les fibres de notre chair, crime odieux, barbare, infâme, inexplicable, inhumain, monstrueux… l’in-fan-ti-ci-de !… »

Et le magistrat se rejeta sur son siége, essoufflé de cette période, à la fin de laquelle il avait artistement suspendu sa respiration. Cependant ce n’était pas encore le moment des grands effets. Il reprit donc aussitôt son discours et analysa, en les aggravant par mille inductions, tous les détails de l’accusation. Il finit ainsi :

« De plus en plus, de tels crimes, de tels scandales abondent. Où allons-nous ? L’immoralité devient effrayante dans ces bas-fonds de la société qu’empoisonnent des doctrines coupables. De plus en plus, on voit la jeune fille, ce lis de pureté, suivant l’idéal chrétien, perdre la sainte pudeur qui fait son plus grand charme.

» L’amour effréné de la parure les entraine ; au lieu de se rendre avec une mise modeste dans les églises, où elles entendraient la divine parole de Celui qui fut la chasteté même, et choisit pour son lot en ce monde la pauvreté, elles vont, ornées de rubans que le travail n’a point payes, le corsage entr’ouvert et le regard effronté, se mêler aux hommes dans les bals et dans les cafés, entendre de grossiers propos, supporter des libertés plus grossières encore. Dès lors, la femme n’existe plus dépouillée de sa modestie, de sa pudeur, est-ce encore la femme ? Non, c’est déjà un monstre. Ce boulevard sacré qui la garde une fois abattu, tout passera par la breche, tout, jusqu’à la maternité ! Au lieu de chercher dans le dévouement maternel une atténuation à sa faute, dans la crainte des soins et des embarras qui vont suivre de honteux plaisirs, cette mère… ah ! ne prostituons pas ce nom sacré ! cette créature, dis-je, rebelle même à l’instinct des plus humbles animaux, donne la mort à l’être infortuné qui avait reçu d’elle sa vie. Horreur et renversement des termes ! Épouvantable confusion d’idées : la mère devient le bourreau ! »

Cette fois, la pause fut plus longue, et le magistrat s’arrêta pour laisser respirer l’auditoire. Quelques femmes pleuraient, un murmure grondant parmi la foule semblait l’arrêt de mort de la coupable ; même quelques assistants et assistantes, pleins d’indignation et de colère, prononçaient tout haut cet arrêt.

« Messieurs, il est temps d’arrêter de tels forfaits. La société humaine, qu’ils outragent, doit les châtier par des peines exemplaires. Mais surtout qu’elle s’efforce d’arrêter le courant qui emporte les masses vers l’oubli de tout devoir. À l’heure où nous sommes, la société chancelle sur sa base. Tous les liens sont relâchés ; toutes les notions du droit et de la justice, les conditions les plus essentielles de l’ordre, sont niées. Ah ! messieurs, c’est que l’irréligion gangrène ces masses populaires, que la piété seule peut consoler et guider. Le peuple n’a plus de Dieu. Ah ! rappelons-lui sans cesse qu’au delà de cette terre sont les seuls vrais biens, que le meilleur lot lui est échu dans cette pauvreté qui, supportée sans haine et sans révolte, conduirait tout droit au ciel. Apprenons-lui, par notre propre exemple, à chercher la consolation au pied des autels du Dieu de miséricorde. Mais la justice humaine doit être sévère ; elle doit protéger la société en frappant les coupables et en terrifiant ceux qui seraient disposés à les imiter. C’est à elle de venger la nature qu’on outrage, et la sévérité de ses punitions doit être mesurée à l’horreur du crime. »

À peine le magistrat avait-il fini de parler que des applaudissements étouffés se firent entendre. On répétait de toutes parts : « C’est beau ! c’est admirable ! quelle éloquence ! » Et des mains gantées agitaient en éventails des mouchoirs élégants, et des poitrines parfumées laissaient échapper de longs soupirs.

Tout ce public sentait bien qu’en effet la société avait besoin d’être protégée, et que cet oubli du devoir, chez les masses pauvres, était bien inquiétant. Et puis, une mère qui tue son enfant, quoi de plus odieux ? Toutes les femmes présentes en avaient au cœur l’horreur et la colère. Tuer un bébé, cette chose adorable que l’on entoure de tant d’amour, de tant de dentelles et de tant de soins !…

Le défenseur de l’accusée a la parole.

Il se leva, et Maximilie ne put retenir un cri étouffé, tandis que Brafort devint écarlate ; c’était Jean.

Jean lui-même, plus pâle qu’à l’ordinaire, les yeux plus profonds, le front plus large, les cheveux plus noirs, Jean, sur qui semblaient avoir passé dix ans de souffrances, et qui, lui si timide autrefois, contemplait cette cour et cette foule d’un regard superbe. Il s’avança de deux pas vers les juges, croisa les bras, et, sans exorde, sans cet adoucissement préalable de la voix et cet art dont monsieur le procureur général venait de donner l’exemple, laissant éclater à la fois son sentiment et sa voix, il s’écria :

« Il y a un crime, cela est vrai ! Oui, les lois naturelles et les lois de la conscience ont été violées. Mais le coupable n’est pas ici. »

— Père, murmura Maximilie, comme tu es pâle ! Veux-tu que nous sortions ?

Oui, Brafort l’eût bien voulu ; mais cela n’était pas possible sans déranger un épais cordon de spectateurs qui se pressaient, le cou tendu, haletants, autour du spectacle de ce drame. N’être pas là ! Brafort eût donné beaucoup pour ce bonheur. Mais sortir, attirer les regards, causer un tumulte ! Il n’osa pas même bouger un muscle, et son regard seul imposa silence à Maximilie.

« Tout à l’heure, en écoutant ces froids appels à la vengeance contre une pauvre femme, sortie de son lit d’hospice il y a huit jours, je me demandais, comme en rêve, à quel âge nous sommes, dans quelle humanité,