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pouvait être indulgent, équitable, attendri. Lui ne pouvait être que désespéré ; car, en dépit de tant d’excuses, de tant de souffrances et d’une si touchante douleur, son idole n’en était pas moins brisée, son amour flétri. Il avait rêvé, pressenti des sublimités inconnues ; ses élans n’avaient pas de bornes, et tout à coup l’étoile qu’il avait choisie pour l’adorer, se détachant des cieux, tombait dans la boue. Son idéal n’existait plus. Jean se sentait mourir, car ce n’était point chez lui une exigence de convention, mais un besoin de son être. Cette pureté de la femme aimée qu’il n’eût pas même songé à demander, tant il y croyait, il n’y tenait, lui, ni par vanité, ni par préjugé, ni par sottise ; ce n’était point l’amour factice, hypocrite d’une vertu dont on se joue : c’était sa nature même, qui réclamait l’air des cîmes, où il était né, dont il n’était jamais descendu.

Après un long étourdissement, il se leva, sortit, erra, s’assit dans la campagne, et pleura sans pouvoir être soulagé. Il ne se retrouvait plus lui-même ; ainsi diminué de son amour, lui qui autrefois se sentait des ailes, à peine pouvait-il soulever ses membres collés à la terre. La vie lui semblait ténébreuse et découronnée.

Cet excès de souffrance dura plusieurs jours, excluant presque la réflexion, lui rendant par conséquent toute décision impossible, lui en laissant à peine sentir le besoin. Ce pauvre et pur enfant se voyait plongé dans des fanges où il se débattait avec horreur, vainement, car son cœur y était pris. Pour la première fois, il se voyait face à face avec les pourritures sociales, dont il avait jusque-là détourné sa vue, et leur contact le rendait malade à mourir, sa douleur était de toutes, celle qui appartient le moins à l’égoïsme : il souffrait son mal dans le mal de l’humanité.

Lorsqu’il put s’entretenir avec son ami, celui-ci le ramena plus près du réel et le lui fit mieux comprendre : c’était une nature héroïque, simple aussi, Charles de Labroie, mais il vivait depuis cinquante ans. La vie sociale peut fortifier les faibles, elle diminue sûrement les forts. Dans cette communion inégale, ceux-ci perdent ce que gagnent les autres. L’indulgence est une vertu, mais pour excuser, il faut connaître et comprendre ; l’ignorance du mal est plus haute. Charles de avait sondé cet égout social où la dépravation vient d’en haut s’accoupler avec la misère, la souille, la féconde et la multiplie. Il en dévoila les horreurs aux yeux de Jean épouvanté, lui montra l’enfance, nourrie de ces miasmes, habituée à ces spectacles, et forcée de choisir, si faible et si indécise encore, entre la honte et la mort. Il justifia enfin Baptistine, mais à quel prix ! D’ailleurs il se borna à éclairer les faits ; il s’efforça d’adoucir la douleur de Jean par sa tendresse et ne lui conseilla rien. Mais, en toute question, la préoccupation dominante de Jean était le devoir. Il le chercha. Devait-il abandonner cette enfant pour son malheur ? Elle l’aimait ; lui-même ne l’aimait-il pas encore ? Ah ! ce n’était plus le même amour, si haut, si fier, et si pur ! Mais il se sentait ému d’une ardente pitié, d’une tendresse profonde. Le lien entre elle et lui n’était pas rompu, il entraînait Jean après elle ; seulement ils changeaient de sphère, hélas !

Brisé de sa chute, il éprouvait le besoin de se relever par quelque effort ; le sublime lui échappant, il prit l’héroïsme. Eh bien ! il vivrait sur la terre, il serait grand encore à force d’amour.

Cette résolution, une fois accueillie, le pénétra de plus en plus il sentit comme un amour nouveau se refaire en lui, moins élevé, plus triste, mais peut-être plus tendre encore. Il se rattacha par le dévouement à ce monde que tout à l’heure il eût voulu fuir avec dégoût. Huit jours, plus remplis que certaines vies, s’étaient écoulés dans ces angoisses. Pendant ce temps, pas un mot n’était allé adoucir la douleur de cette malheureuse enfant, qui devait compter au moins sur un peu d’estime et de gratitude ; huit jours de froid silence avaient achevé d’écraser ce cœur meurtri, l’avaient empoisonné d’amertume. L’activité de Jean se réveilla sous celle pensée. Il résuma dans une heure toutes ses répugnances et tous ses élans. les fit se mesurer dans une dernière bataille et, la victoire acquise au sentiment le plus généreux, il partit immédiatement pour R…

L’aube s’éveillait à peine quand il arriva. Les ateliers n’étaient pas ouverts encore, mais l’heure était proche. Il se hâta pour trouver Baptistine, et, n’osant monter à sa chambre, il alla se poster sur la route de l’atelier, dans un sentier par lequel elle passait le plus souvent et qui longeait les jardins entre deux haies. De là il dominait l’autre route. Plusieurs passèrent elle ne venait point. Elle était malade peut-être. Les oiseaux chantaient dans le jardinet, la haie toute verte boutonnait déjà ; les hautes cheminées des usines qui se détachaient inertes sur le ciel, tout à coup s’animèrent et vomirent la fumée noire. Baptistine était malade sûrement, puisqu’elle ne venait pas. Le cœur plein de trouble, il se décidait à se rendre chez elle, quand le son d’une marche discrète le fit tressaillir. C’était elle ; elle marchait la tête baissée, lentement, comme une personne profondément lasse. À cinq ou six pas de Jean, elle leva les yeux, fit un cri étouffe, chancela et tomba sur ses genoux.

Des mots peuvent-ils rendre le mélange d’adoration, de douleur, de ravissement, qu’exprima ce doux visage. quand elle releva la tête vers Jean ? Il en fut saisi. Des larmes vinrent à ses yeux, et Baptistine sentit trembler autour de sa taille le bras qui la soutenait.

— Oh ! merci, lui dit-elle, d’être venu, que je puisse vous voir encore une fois.

— Je suis venu, dit-il, pour vous arracher à cette vie et vous la faire oublier. Suivez-moi aujourd’hui même, Baptistine ; j’ai besoin de vous protéger, en attendant notre union.

La jeune fille joignit les mains. Un flot de cette lumière qui vient de l’être même fit resplendir ses traits et remplit son regard d’extase ; elle murmura :

— Ô Jean ! est-ce possible ?

Mais, tout à coup, son expression changea, une pâleur mortelle s’étendit sur son visage, et elle dit sourdement :

— Non ! non ! ce n’est pas possible !

— Si, dit-il.

Et à ce moment, voyant la maison voisine s’ouvrir, il entraîna Baptistine au bout du sentier. De l’autre côté du chemin, se trouvait un bois de frênes. Jaloux d’échapper à ces regards curieux qui froissent et troublent les émotions sincères, Jean soutenant la jeune fille, entra dans ce bois, et ne s’arrêta que lorsque les feuillages naissants et les troncs entre-croisés, lui eussent caché le chemin. Alors il regarda sa compagne, et, la voyant toujours pâle et toujours tremblante, il la pressa doucement contre son cœur.

— Écoute, lui dit-il, je ne puis te le cacher, j’ai horriblement souffert ; mais j’ai triomphé de cet égoïsme. J’ai senti, et je sens surtout en ce moment, que ma liberté n’a le droit de rien reprocher à ton esclavage, que c’est bien plutôt à ma fortune à courber le front devant la tienne. La raison humaine est insensée, elle prend les choses à rebours. Ce sont les dépouillés qu’elle punit, c’est aux créanciers qu’elle demande des comptes ; ceux dont elle devrait implorer le pardon sont ceux Plus favorisé que toi, moi qui ai gardé sans outrage ma qu’elle juge et condamne. Je ne suis pas de ces fous. liberté, ma fierté, biens les plus chers, j’irais l’accuser de ce qu’on te les a ravis. Non ! va ! je te plains, je l’aime, et mon bonheur se sent coupable vis-à-vis de ton malheur. Pauvre enfant ! dès ta naissance, jetée dans les fanges de ce monde, et si rudement meurtrie, tu t’es relevée cependant, et tu aspires et tu montes… j’éprouve déjà la fatigue et me sens presque descendre. Moi, né de deux héros, instruit par un noble ami, C’est toi qui dans ton essor m’aideras. Tu es pure d’essence, et moi de hasard. Tu vaux mieux que moi, Bap-