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— Vous partez demain, dit-elle d’une voix faible, demain !

Et, sans presque plus rien dire, lui abandonnant ses mains qu’il couvrait de baisers, elle le regarda, l’écouta aussi longtemps qu’il voulut rester près d’elle. De temps en temps seulement, elle laissait tomber une parole d’amour, profonde, qui le ravissait. Ils restèrent ainsi longtemps, sans le savoir, jusqu’au moment où un bruit violent se fit entendre à côté. C’était le voisin qui rentrait, et, pris de vin, se heurtait aux meubles. En même temps l’heure sonna à l’horloge voisine, onze heures. Jean aussitôt se leva et s’excusa d’un ton respectueux en prononçant douloureusement le mot d’adieu ; son regard, attaché sur Baptistine, implorait un adieu plus tendre.

— Oui, dit-elle, répondant à cette muette prière, oh ! oui !

Et, jetant elle-même ses bras autour du cou de Jean, elle baisa son front, ses cheveux, et l’inonda de ses larmes. Fou de bonheur et d’espoir, il répétait :

— Au revoir ! à bientôt ! ô chère aimée ! à toujours !

Il partit enfin, et la pauvre fille, quand il eut refermé la porte et qu’elle n’entendit plus le bruit de ses pas, tomba sur son lit, folle de douleur.

Jean quitta R…, le lendemain, sans avoir revu Baptistine. Il écrivit à son oncle pour prendre congé de lui une lettre affectueuse et triste. Sa tante, à laquelle il présenta ses adieux, crut devoir lui marquer son mécontentement par beaucoup de sécheresse et n’essaya pas de le retenir. Il avait écrit à Maximilie.

Tout meurtri encore des insultes et des froids adieux de cette famille, qui était la sienne selon le sang, Jean, au sortir du wagon, se trouva dans les bras d’un vrai parent, Charles de Labroie, Georges était alors absent de Paris. Après d’ardentes causeries sur les événements, — on était à la fin de mars, — le jeune homme dès le lendemain se mit à chercher du travail. Il avait le cœur plein d’enthousiasme, et les tristes prévisions de son ami n’avaient pu éteindre cet ardent foyer d’espoir qu’alimentaient en lui l’amour et la jeunesse. Il souriait aux blouses républicaines, il saluait avec ivresse la devise d’un ordre nouveau, et toute fenêtre de mansarde ornée de liserons et de pots de fleurs agitait son cœur de l’impatience de réaliser son doux rêve.

Le soir, en rentrant chez son ami, Jean reçut une lettre de cette écriture qu’il avait lui-même formée et connaissait bien. Plein de bonheur, il courut se renfermer pour la lire et l’ouvrit avidement.

« Ô Jean ! vous aimez la pauvreté, vous ne la connaissez pas. Quand vous saurez ce que c’est que la pauvreté d’une fille du peuple, vous la plaindrez encore, mais vous ne l’aimerez plus.

» J’ai bien des pardons à vous demander de vous avoir laissé me parler hier soir comme vous l’avez fait. Cela me causait un si grand bonheur mêlé d’une grande tristesse, mais encore plus de bonheur. Il faut me le pardonner. Dans toute ma vie, je n’ai eu que cette heure, et c’est fini. Le cœur m’a manqué pour vous dire… que vous ne deviez pas m’aimer.

» Hélas ! qu’ai-je fait à Dieu pour avoir été déjà si misérable ? Être dépouillée de tout en ce monde, même du droit d’aimer ! Ah ! pourtant je vous aimerai, Jean ; on ne peut m’ôter cela, je vous aimerai toute ma vie, si vous le permettez encore. Mon Dieu ! je sens que je vous fais mal, et vous ne comprenez pas encore… car vous êtes ainsi, vous, si pur ; vous allez dans la vie comme dans les chemins, la tête haute, sans voir la boue sous vos pieds. Vous êtes si bon que vous vous dites : Voilà des malheureux, ce sont mes frères, je les aime. Voilà une pauvre fille que je veux aimer comme une autre ; pauvreté n’est pas vice. Mais c’est là que vous vous trompez bien, Jean ; la pauvreté, c’est plus sérieux que cela, voyez-vous, plus cent fois qu’on ne veut le dire ; c’est bien le vice, en effet, oui, la honte, la mort de tout ! Non, vous ne pouvez comprendre, vous, ce que c’est que de n’avoir aucune éducation, d’être abandonnée à la tyrannie d’êtres brutaux et odieux, de voir autour de soi la débauche une habitude… À douze ans !… Oh ! je sens votre mépris sur moi ! Par pitié !… Sans doute j’aurais dû mourir, mais j’étais si petite et si faible que j’ai voulu vivre… je ne sais par pourquoi.

» Depuis que je vous connais, j’ai beaucoup changé. Auparavant, je ne sais trop ce que j’étais. Quelquefois je pleurais amèrement, d’autrefois je riais comme les autres. Oui, nous rions, étant ce que nous sommes ; il faut que ce soit une chose bien forte que la jeunesse ? Mais ce soir, quand je m’arrêtai derrière la grille, près des clématites, pour en respirer le parfum, et que je vous entendis demander la justice pour l’ouvrière… je ne puis vous dire ce que j’éprouvai… Je n’avais pas cru jusque-là que notre enfer pût changer, et j’avais la résignation du bœuf qui regarde l’aiguillon et la charrue de son air triste et stupide. En ce moment-là, j’eus comme la vision d’un autre monde, et mon cœur s’élança, comme s’il voulait sortir de moi-même.

» Et ensuite je vous vis, je vous parlai. Vous me paraissiez un être d’une autre nature. Vous et les choses que vous disiez, dès que j’étais seule, j’en rêvais. Mais ce n’était qu’un rêve, ma vie du dehors était la même ; j’étais comme une prisonnière dont l’esprit voyage.

» Nous ne changeons pas d’un coup ; et depuis si longtemps, depuis toujours, hélas ; je vivais courbée…

» Ah ! je sens bien aujourd’hui que j’aurais dû me laisser chasser par votre oncle, mourir de faim, s’ils m’y avaient condamnée… Oh ! si j’avais su mourir !… Aujourd’hui je ne vous causerais pas cette douleur… Moi ! vous faire souffrir !

» Eh bien ! malgré cela… c’est mal, oui, car c’est égoïste ; mais je ne dois pas, je ne veux pas me faire meilleure devant vous, non, je ne voudrais pas être morte sans que vous m’ayiez aimée.

» Ah ! pardonnez-moi, Jean ! pardonnez-moi de ne vous avoir pas dit tout de suite… d’avoir goûté le bonheur de votre amour pendant cette soirée ; ne m’en veuillez pas, et ne me retirez pas cela, qui est tout pour moi. Ne soyez pas offense non plus si je continue, moi, de vous aimer ; et surtout soyez bien sûr que mon amour pour vous ne ressemble pas… Oh ! moi ! je voudrais vous voir, vous entendre, vous servir, vous adorer sans cesse. Rien de ce que d’autres… Oh ! Jean, ce que je vous donne est bien à vous seul. Hélas ! comprenez-vous bien que je n’ai jamais aimé, que ma vie est resté vierge, que mon cœur est demeuré mien !

» Nous ne pouvons plus nous revoir, nous ne nous reverrons plus ! Ah ! devant vous, je mourrais de honte ; mais je vous aimerai toute ma vie, et je vous demande cette grâce, Jean, de me le permettre encore, si vous n’avez pas trop horreur de moi.

» BAPTISTINE »

Dans cette lettre, Jean tout d’abord ne vit, ne sentit qu’une chose, la révélation qu’elle lui apportait. Comme un choc est d’autant plus rude qu’il vient de plus haut, lui, ce pauvre rêveur, ce croyant à outrance, qui ne marchait au travers de la vie réelle qu’enveloppé de ses rêves comme d’un nuage, qui, sur les traits purs de cette enfant et dans son beau regard, n’avait lu que l’idéal, lui qui ne soupçonnait rien, qui ne supposait pas, qui prenait les choses pour conformes à leur apparence, lui qui, par sa force propre de création, du beau faisait le sublime, il fut écrasé de ce coup. Tout autre eût pu apprécier la lettre de Baptistine, plaindre cette pauvre enfant, l’aimer encore ; tout autre que lui