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toute finesse, de toute élégance ; la destruction de cette fleur merveilleuse de la civilisation, dont la corolle pure, les fines pétales et l’enivrant parfum ont besoin d’être alimentés de sueurs d’esclaves, et de respirer une atmosphère d’oisiveté. Oui, comme l’a dit un des nôtres[1], « il faut qu’il y ait des gens de loisir, savants, bien élevés, délicats, vertueux, en lesquels et par lesquels les autres jouissent et goûtent l’idéal… L’humanité est une échelle mystérieuse, une série de résultantes… On supprime l’humanité, si l’on n’admet pas que des classes entières doivent vivre de la gloire et de la jouissance des autres. »

— Eh bien ! messieurs, ce gouvernement honnête, qui se révolterait assurément contre les paroles que je cite, n’en suit pas moins l’inspiration. Il nous sauve de sa popularité ; il recule pour longtemps l’heure fatale que nous pouvons craindre. Entrant à pleines voiles dans le système que toute aristocratie, toute monarchie même, sera désormais forcée d’adopter, il donne la sanction de la souveraineté populaire à l’ordre hiérarchique, renouvelle dans les eaux du baptême égalitaire notre légitimité contestée, et sacre d’un nouveau chrème notre pouvoir chancelant.

— Messieurs, il faut le reconnaître, nous l’avons déclarée en 1830, le droit divin n’existe plus. Le droit humain n’existe pas encore. De 1830 à 1848, la société s’est passé de principes. Cela pouvait-il durer ? Non ; car la masse des hommes éprouve le besoin de rapporter ses actions à une règle généralement acceptée. Il fallait donc un principe nouveau, et, comme il n’y en a que deux, on est revenu à celui de la souveraineté du peuple, proclamée en 89 et 91. Logiquement, ce principe conclut à l’égalité absolue ; mais l’homme heureusement est rarement logique, et les masses populaires, dans l’état d’imbécillité où elles végètent, le sont encore moins où n’arrivent à l’être qu’après de longs détours. Voilà, pourquoi l’état des choses étant ce qu’il est, entre ces deux principes extrêmes du droit divin abattu et de la souveraineté du peuple proclamée, entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore, ce qui s’ouvre, messieurs, c’est précisément notre règne, à nous, celui des hiérarchies de naissance, de talent et de fortune, associées dans une étroite union, union juste et nécessaire, dont Louis-Philippe a méconnu la légitimité, payant cette erreur de sa chute. Oui, l’adjonction des capacités était nécessaire ; oui, elle était juste, et, qui plus est, commandée par la plus simple prudence, par l’intérêt même du système.

En effet, que demandent les capacités quand elles se trouvent privées de ce marchepied facile de la naissance, et de ce lustre que donne la fortune ? Elle demandent. naturellement la fortune et les honneurs. Qu’on les leur accorde, elles deviennent immédiatement les plus fermes soutiens du système ; qu’on les leur refuse, elles agiteront l’État. Un ministère Odilon Barrot, Malleville, nommé à propos, eût donné dix ans de plus à la monarchie, sans préjudice de combinaisons nouvelles. Mais Louis-Philippe crut que l’aristocratie d’argent pouvait suffire au soutien d’un trône ; il se trompa lourdement, c’était méconnaître et calomnier la nature humaine. L’esprit doit avoir sa part au gouvernement du monde ; les masses les plus ignorantes ont besoin de le voir luire comme un fanal au haut des mâts du vaisseau, et de jouir de l’éclat qu’il répand sur elles. Et remarquez, messieurs, comme cette triple alliance répond à tous les besoins et les satisfait. Tandis que l’aristocratie de naissance représente l’élément conservateur, — le passé, — tandis que l’aristocratie d’argent, représente l’élément matériel, solide, — le présent ; — l’aristocratie d’intelligence est le progrès, l’avenir, et donne satisfaction à cet élément impérieux de l’esprit humain, que tous les gouvernements font la faute de méconnaître et de combattre : l’aspiration, le besoin d’aller en avant.

— Mais c’est dangereux ! s’écria le général.

Cette exclamation, qui provoqua une pause de l’orateur, fut suivie dans l’auditoire de murmures divers, où cependant l’approbation dominait sur l’ensemble de l’improvisation de Maxime.

— C’est dangereux ! avait répété Brafort.

— Non, messieurs, reprit Maxime ; ce qui est dangereux, c’est précisément l’obstination à ne point se servir dans une mesure convenable, de cet élément, qui doit être la soupape de sûreté de la machine gouvernementale. Au commencement de ce siècle, un grand homme, Napoléon, a dit à ses soldats : « Chacun de vous a dans son sac le bâton de maréchal de France ! » Messieurs, tout le salut des temps où nous sommes est dans le système que résume cette phrase.

Entendez-vous : chaque soldat ! c’est-à-dire que chacun peut l’être et que tous ne le peuvent pas. Combinaison profonde : ceci n’est autre chose que la hiérarchie assise sur le consentement général, avec l’illusion de tous pour garantie ; c’est le droit de quelques-uns personnellement, soutenu par la masse comme son propre droit ; c’est la justice donnée pour soutien à l’inégalité ; c’est l’espérance, qui ne coûte rien, devenue monnaie sociale fiduciaire, et non-seulement empêchant ce bon peuple de crier, mais le nourrissant des plus doux rêves.

Oui, combinaison profonde ! et qui révèle une étrange connaissance du cœur humain. La première place offerte à tous ! Qui donc s’en croira indigne ? qui n’en fera son rêve, et par conséquent ne soutiendra tout ordre de choses doublé de cette espérance ? Tous donc étant appelés, ce qui n’empêche que le petit nombre seul soit élu, le désenchantement ne venant que tard, à l’âge où l’homme cesse d’être une force active, on reporte sur ses enfants son ambition. Un tel système a donc pour lui toute la partie vive et active de la nation, la seule dangereuse au pouvoir, et le peuple devient ainsi ce qu’il doit être un réservoir d’énergie, où les hautes classes renouvellent, de temps à autre, leurs forces épuisées par une sorte de sélection naturelle et légitime. Ce système règne depuis l’empire, mais il n’a jamais été bien compris ; les regrets du système de droit divin plus net et plus vigoureux, mais moins élastique, d’ailleurs impossibles désormais, l’ont combattu. C’est un tort. Nous n’avons point d’autre planche de salut.

Vous avez vu, dans les fêtes publiques, ce mat chargé au sommet d’objets de valeurs diverses, le long duquel grimpent et souvent retombent des concurrents acharnés. Ceux qui tombent, accueillis par les huées de la foule, n’élèvent aucune plainte et courent se cacher ; tandis que le vainqueur, salué de hourras, savoure son butin et son triomphe. Ce mât de cocagne, messieurs, est l’image fidèle de l’idéal social offert au peuple ; c’est l’image de l’idéal social tout entier, si l’on y ajoute la classe dirigeante, chargée de dresser le mât et d’y suspendre les récompenses.

— Fort bien, dit un magistrat ; mais l’homme du peuple arrivé, c’est l’ennemi dans la place.

— Erreur ! erreur complète ! s’écria Maxime. L’homme du peuple capable, enlevé aux rangs du peuple par les honneurs et la fortune, est une force de plus et un ennemi de moins : pauvre et méconnu, il nous combattrait ; riche, puissant, il est des nôtres. Tout parvenu a tant de soins à consacrer au rachat de son origine, qu’il ne peut faire autrement que de l’oublier, ne serait-ce que pour obliger les autres à en faire autant.

— C’est la règle générale, observa un diplomate, bien qu’elle puisse offrir par hasard quelques exceptions. Mais, ce qu’il y a de déplorable, c’est du sein des classes privilégiées que sortent le plus souvent ces

  1. Renan, Revue des Deux-Mondes du 1er  novembre 1869. Anachronisme de mots seulement.