Page:Musee litteraire - choix de litterature 45.djvu/317

Cette page n’a pas encore été corrigée

son goût pour le contraste, pour la conciliation des extrêmes et la fusion des incompatibles. Non, les larmes souvent lui en venaient aux yeux ; mais cela ne pouvait effacer le fond incurable de défiance qui existait en lui contre le nom seul de république. Et puis, tant de choses offusquantes avaient lieu ! Les ouvriers de R… n’étaient-ils pas sens dessus dessous ? N’avaient-ils pas quitté l’atelier ? Ne se promenaient-ils pas avec des drapeaux, des vivats ? Tout cela était-il de l’ordre ? Fameuse opinion politique, celle de ces gens-là ! Ça aimait à faire du bruit, à trouver des prétextes pour ne pas travailler, et voilà tout. Il est certain que cela devait sembler choquant à un homme qui se faisait une si large idée des devoirs du pauvre qu’il en oubliait ses droits. Monsieur le maire lança une proclamation où il engageait chaque citoyen à reprendre le travail, seule base d’une société bien ordonnée.

— Il est clair, se disait Brafort en se promenant dans son parc, les mains dans ses poches, que tout le monde ne peut pas être oisif.

Et plus il réfléchissait à la question sociale, plus il trouvait que tout était bien et que les choses ne peuvent pas être différemment.

Il avait d’ailleurs ses soucis particuliers. On pouvait prévoir une perturbation dans les affaires. Certains effets en circulation devenaient douteux. La commande allait sûrement se ralentir. Ce n’était donc pas le moment de faire de achats. Il contremanda quelques ordres déjà donnés, et fit doucement filer en Angleterre les capitaux destinés à ces marchés. Tout cela le contrariait fort, il va sans dire. Ces mesures entraînaient la suppression prochaine d’un certain nombre de métiers, c’est-à-dire du plus clair de ses bénéfices, et qui sait si, la crise se prolongeant, il ne serait pas forcé de fermer son atelier ? Beau moyen de faire des économies et de réparer la brèche faite à son avoir par la dot de madame la baronne de Labroie ! N’avait-il pas le droit d’être agacé par ces cris et ces promenades ouvrières ? Ces gens-là s’occupaient bien de ces embarras ! Ça ne vit qu’au jour le jour et n’a point souci du lendemain !

La baronne de Labroie !… Un nouveau bain de pieds fut nécessaire, quand Brafort lut le décret qui abolissait les titres nobiliaires. Toutes ses colères le reprirent ; il fut vexé, irrité profondément. N’était-ce pas abominable, odieux ? car enfin cela constituait une atteinte véritable à la propriété, à celle de son gendre, à celle de sa fille, à la sienne même. Il en jouissait de ce titre, il l’avait payé ; il en avait presque doublé la dot. C’était une mesure insensée, démagogique, un attentat à la propriété, à la liberté. Brafort voulait bien être républicain, mais à condition que tous les droits seraient respectés, tous les droits acquis, bien entendu.

Au bout d’une dizaine de jours, quand Brafort fut bien persuadé que l’on n’égorgerait pas à Paris, il lui prit un violent désir d’aller voir d’un peu près l’état des choses et de recourir aux conseils et aux explications de Maxime, resté son oracle en toute situation grave. L’abandon fait par ce fin politique de la monarchie d’Orléans, quelques mois avant sa chute, cet abandon que lui avait d’abord reproché Brafort, prouvait maintenant combien le tact de Maxime était sûr et son jugement infaillible. Parti le 5 mars, Brafort arriva à Paris pour lire dans tous les journaux la proclamation du suffrage universel.

Il ne prit que le temps de boire un verre d’eau et courut essoufflé chez son ami. Il était de bonne heure ; Maxi était seul, travaillant avec son secrétaire. Bien que monsieur de Renoux n’occupât pour le moment aucun emploie il n’en habitait pas moins un des plus beaux hôtels de Paris et son luxe était considérable. Ce n’était pas le petit héritage du notaire de Laforgue qui en faisait les frais ; mais monsieur de Renoux n’avait-il pas servi l’État ? N’était-il pas un homme éminent ? À ceux qui eussent usé demander compte de cette grande fortune, Brafort indigné eût répondu que Maxime l’avait noblement acquise par son travail. Il y a fagots et fagots en ce monde. Ceux de monsieur de Renoux s’étaient bien vendus.

Rien qu’en apercevant Brafort, Maxime se prit à sourire. Il se leva lentement, lui donna une poignée de main, et s’assit au coin du feu, en face de la ganache où le fabricant se laissa tomber en gémissant. Puis Maxime prit les pincettes, de l’air le plus bonhomme et le plus paisible, en demandant :

— Eh bien ! que dit-on à R… ?

— Hélas ! répondit Brafort en soufflant entre chaque phrase, plus par émotion que par manque d’haleine, on fait à R… ce qu’on fait ailleurs. On singe Paris ; drapeaux, processions, cris, hurlements !… J’en ai les oreilles cassées. Où fuir ? où trouver l’ordre et la paix ? Où allons-nous ?

— Mais nulle part, mon cher ; nous restons où nous sommes. Ce sont les imaginations qui trottent, voilà tout.

— Comment ? quand la populace nous déborde ; quand le dernier des ignorants ou des misérables va nous imposer sa volonté ; quand le mérite, le génie, l’expérience, la probité, sont dépouillés de leur légitime influence et condamnés à être noyés dans la foule ; qu’on met dans la même balance l’homme d’État et l’ouvrier, celui qui jouit de la considération de ses semblables et le premier venu, celui qui possède et celui qui n’a rien !

— Que voulez-vous, Brafort ? Nous sommes tous frères, et nous avons la République, il ne faut pas l’oublier ; j’espère cependant que vous aussi vous êtes devenu républicain.

— Moi ? s’écria Brafort en se levant, jamais, jamais ! D’abord, je l’ai dit, c’est vrai, comme tout le monde ; mais, à présent que je vois comment vont les choses et que nous n’avons pas un gouvernement sérieux, un gouvernement fort, mais seulement une démagogie, je refuse de prêter les mains plus longtemps à ce qui se passe, et je donne ma démission.

— Vous auriez tort, Brafort, vous auriez tort ! Quand on est comme vous un homme nécessaire, on se doit à son pays… Et comment vont madame Brafort et notre petite baronne ?

— Osez-vous l’appeler ainsi ? observa Brafort avec amertume.

— Ah ! ah ! le décret. Bah ! qu’elle serre son titre dans son armoire ; la mode en reviendra.

— Ainsi, mon ami, entre nous, vous ne désespérez pas de la France ?

— Il ne faut jamais désespérer.

— Mais le crédit, l’industrie…

— Ah ! ah ! c’est vous qui venez me le demander ? Vous êtes un mauvais plaisant, Brafort. Est-ce que j’ai des ateliers, moi ? Ca dépend de vous. Faites des commandes, achetez, filez, tissez…

— Vous en parlez à votre aise. Des commandes ! On ne m’en fait plus, à moi.

— Fort bien, mais vous allez jeter l’ouvrier sur la place publique ; c’est là le danger. L’oracle que vous demandez est entre vos mains.

— On ne peut pourtant pas se ruiner…

— Dame ! l’ouvrier, de son côté, dit : On ne peut pourtant pas mourir de faim.

Brafort se leva vivement, en proie à une agitation extrême.

— Seriez-vous devenu socialiste, Maxime ? demanda-t-il d’une voix étranglée.

Maxime répondit par un grand éclat de rire.

— Malthusien, mon cher ! Mais je n’en suis que mieux homme politique et sais qu’il y a danger de rompre la corde, à la trop serrer. Ces cordes-là devraient même rester invisibles et impersonnelles, et l’économie politique, elle qui maintenant combat le