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par la torture… En vérité, voici monsieur de Rothschild, monsieur Fould, messieurs Périer, Odier, Delessert, tous les grands banquiers qui souscrivent pour les blessés de Paris, les agents de change qui suivent… Est-ce la terreur qui ?… Mais… la chambre de commerce s’empresse de s’associer au mouvement de glorieuse régénération nationale, etc., et, ma foi ! des ducs, des anciens ministres, une procession, un défilé, une cohue !… Les académies, le conseil d’État !… La cour des comptes reçue par monsieur Louis Blanc ! La cour de cassation acclamant la république par la bouche sincère de son procureur général, monsieur Dupin ! L’ordre des avocats, conduit par son bâtonnier Baroche, qui proteste en termes enthousiastes de ses sentiments républicains ! Le maréchal Bugeaud !… lui ! lui-même !… et jusqu’à Maxime de Renoux qui ni manquait point. Ah ça !… décidément ce n’était pas terrible du tout, Monsieur de Lavireu n’avait pas eu tort de sourire. — Pièce à grand spectacle, et plein d’intérêt ! députations, drapeaux, acclamations, embrassement général… oui, général ; car voici l’Eglise, bannière en tête et goupillon à la main, qui vient bénir la République, en déclarant. que cette forme de gouvernement a toujours été son aspiration la plus chère, et qu’elle ne désire que l’entourer de ses bras et la presser sur son cœur… Et le grand rabbin, et les protestants et les dames du sacré-cœur !… Mais alors, si tout le monde en est… si tout le monde est content, mais, à la bonne heure ! C’est évidemment qu’il n’y a rien de changé en France ; il n’y a qu’un mot de plus, et dès lors… — Brafort sentit l’attendrissement le gagner aussi. — Ah ! par exemple, pourtant, ce sont les préfets… les pauvres préfets. Ce digne monsieur de Reder, qui précisément, peu de jours auparavant, écrivait à Brafort, en sa qualité de maire de R… une circulaire si bien sentie sur a la fermeté nécessaire contre les passions coupables et subversives, et la nécessité de modérer les excès de la liberté par l’action tutélaire d’un pouvoir sage, paternel, et qui ne respire que que pour le maintien de l’ordre et le bonheur de la France, » etc., etc.

Juste à ce moment, arrive une circulaire nouvelle, marquée du cachet préfectoral. Brafort l’ouvre avec émotion, pensant y trouver le nom du successeur de monsieur de Reder, et comment en douter, lorsqu’il voit à la première page :

« Au nom du peuple français,

» Un gouvernement corrompu, qui n’a pas reculé devant le massacre du peuple pour la conservation de l’exploitation inique et honteuse qu’il faisait peser sur la France, vient de tomber dans le sang qu’il a répandu. La France rentre en possession de son droit, et préside seule désormais à ses glorieuses destinées. Des citoyens courageux, inspirés par leur patriotisme, ont pris en main la défense de l’ordre et la proclamation de principes libérateurs. La France, convoquée dans ses comices… »

Il y en avait comme cela deux pages, à la fin desquelles on lisait :

« Vous voudrez donc bien, monsieur le maire, faire procéder dans votre commune, avec toute la solennité possible, à la proclamation de la République une et indivisible, et vous vous efforcerez de pénétrer tous les citoyens de l’enthousiasme et du dévouement qui vous. même, j’en suis certain, vous animent, et que tous doivent déployer pour le triomphe de la sainte cause populaire. Vive le peuple ! à bas les tyrans ! »

C’était la même signature, le même préfet, le même monsieur de Reder… Brafort se frotta les yeux de nouveau ; mais le doute n’était pas possible. Oui, ce préfet, si dévoué jadis, — il y avait huit jours, à l’ordre monarchique de monsieur Guizot, n’en était que plus dévoué présentement à l’ordre républicain… Ma foi ! si c’est ainsi…

Un grand sourire ouvrit jusqu’aux deux oreilles la bouche de Brafort, il sortit de son bain tout ragaillardi, sentit en lui, comme si la circulaire du préfet eût eu quelque chose de la vertu des langues de feu lancées autrefois par le Saint-Esprit, — une chaleur, une alacrité soudaine ; et vraiment sa langue se délia, miracle nouveau, jusqu’à crier a Vive la République ! » dans les rues de R… Et le conseil municipal se réunit de nouveau, et toutes les autorités de la ville furent convoquées, sans oublier, surtout sans oublier le clergé. Et le lendemain fut planté ; sur la grande place de R…, un beau peuplier, sur les racines duquel le curé, les vicaires et les sacristains, psalmodiant en procession, jetèrent de l’eau bénite. — Et qui en mourut bientôt, hélas ! Et Brafort, à cette occasion, fit un beau discours, un discours touchant, où, s’emparant d’une phrase qu’avaient apportée déjà tous les journaux, il déclarait que s’il n’était pas un républicain de la veille, il était du moins, converti par la grâce révolutionnaire, un républicain du lendemain. Il recommanda chaleureusement à ses concitoyens l’ordre, ce boulevard des républiques aussi bien que des monarchies ; le travail, condition de l’ordre et de la prospérité ; la modération, le sacrifice, vertus également évangéliques et républicaines. Il cita des traits célèbres d’abnégation, de pauvreté noble et fière ; il appuya sur le mépris des richesses, fit apparaître ce sage, Bias, qui portait tout avec lui, et répéta les paroles de Jésus : « Faites-vous des trésors qui ne craignent point la rouille et les voleurs. » Puis il termina par une. effusion de fraternité, qui arracha des larmes à beaucoup. de gens :

— Oui, désormais tous les rangs, toutes les classes, allaient se confondre dans une magnifique union ! L’homme du peuple et l’homme d’État, le soldat et l’ouvrier, le prêtre et le paysan, le magistrat et le justiciable, l’administrateur et l’administré, le riche et le pauvre, n’auraient plus qu’un même cœur et qu’une même âme, et travailleraient ensemble au bien de l’État, chacun au poste que lui aurait confié la Providence et la volonté du peuple, et ne reconnaissant plus d’autres maîtres que la loi, sa conscience et Dieu !

Des bravos enthousiastes couvrirent cette dernière phrase, que Brafort en la relisant, trouva lui-même un peu révolutionnaire ; mais il l’avait ajoutée pour ne pas rester en arrière de l’enthousiasme du curé, du juge de paix et du procureur du roi, — pardon, de la République, — enthousiasme qui dépassait toutes les bornes. Honnête et modéré, Brafort tenait à ne rien dire qui ne fût dans sa pensée ; mais il y a toujours dans la vie d’un peuple ou d’un homme des heures de fièvre qui activent l’idée et surexcitent la parole. Après tout, il réfléchit que, la loi et Dieu n’ayant jamais pu régner par eux-mêmes, la nécessité d’une hiérarchie n’en subsistait pas moins, et quant au titre de républicain du lendemain, qu’au courant du flot il venait de prendre, ne devait-il pas se sentir rassuré en pensant que messieurs Dupin, Baroche, Sebastiani, Bugeaud et tutti quanti, le portaient également. On s’était fait autrefois une différente idée de la chose, voilà tout ; mais il ne s’agissait que de s’entendre : du moment où tout le monde se trouvait républicain, on pouvait l’être comme tout le monde. On ne voyait, en effet, de toutes parts, que républicains nouveaux, tous plus étonnants les uns que les autres : c’était une conversion générale. Tous ces gens paraissaient charmés, heureux, comme le doivent être des illuminés de la grâce, et il en était même qui, néophytes ardents, dépassaient. de beaucoup les républicains de la veille.

Tremblaient ils dans leur peau ou avaient-ils eu quelque vision de Damas ? c’est ce qu’ignorait Brafort, qui, malgré tout, au fond était remplie de malaise. Toute cette fantasmagorie des vaincus félicitant les vainqueurs et les couvrant de guirlandes, l’étourdissait un peu. Sa lenteur d’esprit et sa bonne foi combinées n’avaient pas encore bien saisi le mot de l’énigme. Ce n’est pas qu’il ne trouvât tout cela très-beau : nous savons